r e v i e w s

Nos corps anarchiques à Mécènes du Sud Montpellier

par Juliette Belleret

12.10.2023 > 06.01.2024

Avec : Marianne Berenhaut, Laurie Charles, Won Jin Choi, Marianne Derrien, Liliane Giraudon, Tanja Nis-Hansen, Georgia René-Worms, Lili Reynaud-Dewar, Sequoia Scavullo et Jo Spence
Commissariat de : Georgia René-Worms

Sur un commissariat de Georgia René-Worms, l’exposition « Nos corps anarchiques » prend pour point de départ le besoin de tisser ensemble de nouveaux récits, de nouvelles images pour dire les corps qui portent la maladie. Plus précisément, cette exposition est le premier volet d’un plus vaste projet curatorial et éditorial qui vise à « générer un corpus culturel autour de l’endométriose » : à la fois un renfort et un rempart érigé face à l’inadéquation du langage médical et face à l’expérience sensible de la maladie, qui consume et qui agite les organes, les hormones, l’énergie.

Une prise de parole extrêmement située, comme le raconte le texte d’intention de l’exposition, rédigé à la première personne du singulier, qui s’adresse au lecteur depuis un lit d’hôpital. Inviter des femmes artistes et autrices concernées au premier chef par la maladie pour qu’elles y posent leurs propres mots, d’autres mots, est aussi, d’emblée, une façon de faire entrer dans le domaine du visible et du sensible un vécu intime que l’on a toujours tu. 

Tanja Nis-Hansen, Let me tickle your fears, 2021. courtesy of the artist and Sans titre, Paris. Crédit photographique : Elise Ortiou Campion. 

En cela, la pièce de Tanja Nils-Hansen, Let me tickle your fears (2021), est un exemple parfait : c’est un poème enraciné dans le temps passé en salles d’attente, un temps de l’entre-deux, matérialisé par la disposition des lettres dans l’espace d’exposition qui dessinent un chemin depuis le rez-de-chaussée jusqu’au premier niveau. L’escalier que l’on gravit avec des mots est à la fois le lieu d’un siège et d’une échappée, l’endroit d’un effort, d’une fuite en spirale. C’est avec ça dans le corps qu’on atteint le premier étage, et en particulier l’une des métaphores de Marianne Derrien : « Corps salle d’attente » (Manthéon songs, 2023). 

L’expérience de ces deux œuvres, présentées l’une à la suite de l’autre, fait émerger cette nouvelle image d’un corps qui, une fois le diagnostic posé, ne cesse de porter l’attente du remède et l’inquiétante urgence de la douleur ou des fluides contrariés. Une image qui parle très précisément depuis le lieu de la maladie telle qu’elle a été éprouvée, mais qui peut aussi être entendue de celles et de ceux qui ne l’ont jamais vue de près – justement parce qu’elle prend appui dans le lieu et dans le temps de l’indétermination, dans cette salle où les maux se côtoient et se confondent, juste avant que le diagnostic ne les distingue. 

D’autres œuvres de l’exposition agissent de la même façon – en partant d’images quotidiennes – presque didactique, notamment en ce qui concerne Laurie Charles qui rejoue la belle image du « silence des organes » désignant la santé, dans son installation Le repos des organes,qui met en scène la fatigue des organes, invisibilisée, assignée à un intérieur clos. Ce faisant, on réalise combien le fait de s’attacher à décrire, à explorer, à s’emparer de ce sujet, d’abord dans un geste autobiographique, peut faire bouger les pratiques : les textes de Won Jin Choi se muent en un journal comme une peau percée (Journal entry (Postop 2021-22), 2023), ceux de Liliane Giraudon en collages et dessins sur des documents hospitaliers (Aujourd’hui c’est demain et Une femme morte n’existe pas, 2023), ceux de Georgia René-Worms forment un espace où se confier, se retrouver (endo-chrono-timing, 2023).

Au point que la réflexion s’élargisse à cette question : comment l’influence de la maladie modifie-t-elle le rapport des artistes à leur pratique, et, même, comment régit-elle la façon de mener leur vie artistique ?

Marianne Berenhaut, Poupées poubelles : Tout collant, 1971-1980. courtesy Dvir Gallery Georgia René-Worms, endo-chrono-timing, 2023. Crédit photographique : Elise Ortiou Campion. 

La sculptrice Marianne Berenhaut réinvente un langage plastique après un grave accident qui ne lui permet plus que de porter des choses légères : des mouchoirs, des tissus, etc., emplissant des bas, formant eux-mêmes d’autres jambes saturées, empêchées, sur lesquelles il est impossible de se reposer (Poupées poubelles, 1971-1980). 

La photographe américaine Jo Spence, quant à elle, renverse complètement la question et interroge les façons dont sa pratique pourrait à son tour modifier le rapport à la maladie. Elle développe l’idée d’une « photothérapie », dont un aperçu est présenté sur des planches reprenant l’esthétique des panneaux informatifs dans les halls des hôpitaux ou des lycées (série The Picture of Health et Portraiture / Photo Therapy, 1982-1986). Un solo show de Jo Spence est à venir fin 2024, sous la plume de Georgia René-Worms qui poursuit ses recherches autour de cette artiste et qui vient d’obtenir la bourse curatoriale Fluxus.

Enfin, la suite du journal de Lili Reynaud-Dewar – actuellement exposé au Palais de Tokyo – est montré ici dans un format plus intime, c’est-à-dire un format où il devient possible de tout lire – quoique, pour cela, l’œuvre exige de son spectateur du temps, de la concentration, de l’énergie… Ce qui nous renseigne quelque part sur ce qu’il en coûte physiquement et mentalement à qui voudrait exister socialement dans le paysage artistique, intellectuel, institutionnel contemporain. On lit aussi dans cette œuvre une ultime question, comme un point de fuite dans l’exposition : alors que le récit de la maladie, de la fatigue dans le bruit de la vie, se déploie avec une furieuse nécessité – la première phrase de ce journal stipule qu’il a été impossible pour l’artiste de s’arrêter d’écrire à la fin de l’été –, jusqu’où, et par qui, peut-il être reçu et entendu ? 

En regard de ceci, la vidéo Pharmakon (2023) de Sequoia Scavullo montre l’artiste initiant sa nièce à un processus de guérison par des piqûres d’abeilles. Au terme de ses explications, elle demande à l’enfant si elle comprend, et celle-ci répond tout simplement « Non ». Il lui faut alors passer par l’eau et les rêves, par l’invention d’une fiction, pour dire sa maladie et son remède. Mais enfin, l’incompréhension se dissipe et se résout dans l’image d’une petite fille déposant une abeille au bout d’une fine baguette sur le dos nu de sa tante : un geste de soin déguisé en mauvais sort, qui obéit, contre tous repères, aux lois d’un corps qui lui-même se régit, un corps en anarchie.

Marianne Berenhaut, Poupées poubelles : Bottes bois et cage, 1971-1980. courtesy Dvir Gallery Sequoia Scavullo, Pharmakon, 2023, film 16 mm. courtesy of the artist and Sans titre, Paris Crédit photographique : Elise Ortiou Campion. 

1 Georgia René-Worms, entretien du 19/12/23
2 Marie François Xavier Bichat, médecin du xviiie siècle.

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Head image : Laurie Charles, Body mapping, 2023, motifs peinture acrylique. Laurie Charles, Le repos des organes, 2023, installation, sculptures en tissu et mousse de rembourrage, moquette, peinture murale, mobilier de salon. 


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