Not Everything is Given, Whitney ISP, New York
Tout n’est pas donné,
Whitney ISP (Independant Study Program)
« Not Everything Is Given » (« Tout n’est pas donné ») est le fruit de la collaboration de quatre commissaires d’exposition qui se sont rencontrés dans le cadre du programme d’études indépendantes de Whitney (ISP) en 2024 : Ella den Elzen (États-Unis/Canada), Gervais Marsh (Jamaïque), Carlota Ortiz Monasterio (Mexique) et Alper Turan (Turquie). Ensemble, ils ont réuni plusieurs artistes de leur choix dont l’objectif est de déchiffrer les conditions obscures et illisibles de notre monde, en rendant étrangères les attentes auxquelles des catégories surdéterminées relèguent habituellement notre compréhension. En utilisant la retenue comme dispositif artistique, c’est-à-dire en ne livrant pas facilement les significations, ces artistes permettent aux idées latentes d’émerger et de se manifester, complexifiant ainsi les catégories et les histoires normatives que nous jugeons habituellement évidentes et stables.
L’exposition a lieu dans le contexte d’une réorganisation de l’ISP : cette année marque la fin du mandat de cinquante-quatre ans du directeur fondateur Ron Clark et la nomination du nouveau directeur et artiste/activiste Gregg Bordowitz, qui a lui-même participé à l’ISP au Whitney de 1985 à 1986. L’exposition est également la première à être présentée dans le domicile et le studio récemment rénovés de Roy Lichtenstein, au 741-745 Washington Street, qui devient désormais l’espace permanent de l’ISP après un demi-siècle d’existence nomade.
À l’entrée de l’exposition, nous rencontrons d’abord une œuvre de Kameelah Janan Rasheed (USA), they feed on the altitude of our afterlife (2024). Ici, une partition manuscrite jaillit d’un diagramme rectangulaire à l’apparence scientifique, imprimée sur du vinyle et remplie de flèches blanches, de cercles et de textes. Située sur le premier palier de l’escalier, elle suggère un volcan qui crache de la lave, des cendres et des scories en l’air et qui se déposent sur les murs comme une partition graphique, serpentant dans les escaliers jusqu’au deuxième étage. Des phrases copiées-collées composent des versets vides : des phrases enjambées, une sorte de strophe en escalier, apparaissent, de haut en bas : « I lick my » (horizontal) « womb » (vertical), « Without » (horizontal) « the non-world » (vertical). L’architecture est transformée en un livre de versets et rappelle la méthodologie de l’ostranénie, ou défamiliarisation, telle que formulée par le philosophe littéraire russe Viktor Shklovsky dans son essai Sur la théorie de la prose (1925) : pour Janan Rasheed, la méthodologie consistant à s’inscrire sur le mur offre une défamiliarisation et une revitalisation qui ouvrent de nouvelles voies fugitives pour retracer et réapprendre le sens.
En atteignant le deuxième étage, nous sommes accueillis par une installation de petites photographies teintées, dispersées sur le sol dans un arrangement quasi circulaire aux frontières diffuses, délimitées par la balustrade en fer forgé de la résidence d’origine. Cette œuvre, Birding (2016) du collectif turc BAÇOY KOOP (coopérative d’impression, de duplication et de distribution), est le résultat d’un acte appelé birding au cours duquel les militants politiques de la Turquie des années 1970 lançaient des tracts antigouvernementaux en l’air au milieu d’une foule pour qu’ils tombent au hasard sur le sol. Pour cette exposition, l’un(e) des commissaires, travaillant pour le compte de BAÇOY KOOP, a rejoué le birding dans cette sphère privée, abandonnant le résultat au sol.
Dans Sitting Through (2019), l’artiste Diyar Mayil (Turquie) remet en question l’idée de la maison et les notions de confort, d’attention et d’hospitalité qui l’accompagnent. L’œuvre, qui faisait à l’origine partie d’une installation plus vaste intitulée Houseguest (2022), rend les objets domestiques du quotidien étranges et déstabilisants. Dans un monde caractérisé par le déplacement, la migration et la perte, la sensation d’inquiétante étrangeté vécue par des millions de personnes est concrétisée par la table étrange élaborée par l’artiste. Son plateau inégal, semblable à une peau, est fabriqué en silicone et le dessous est constitué de trois monticules inégaux de sel ; ses pieds en céramique sont de longueurs différentes en raison d’une cuisson inégale. La table n’est plus un endroit où l’on mange et où l’on partage, elle devient un lieu d’angoisse et d’instabilité.
Cette situation trouve un écho dans l’assemblage déformé, flou et mal éclairé d’« images cruelles » qui introduit le film Offing (2021), réalisé par Oraib Toukan (Palestine), installé juste à côté. Ici, la dévastation de la guerre à Gaza crée un état de précarité perceptive et intellectuelle. Le film comprend des séquences documentaires, avec la voix off de Salman Nawati (Palestine) racontant les effets d’un bombardement sur une famille et sa maison, et son déferlement sur les sens. L’inéluctable bruit des bombes et des drones est une torture pour les adultes comme pour les enfants. Dans un temps où la mort est omniprésente et où les événements aléatoires régissent la vie, il n’y a de réconfort ni pour l’oreille ni pour l’esprit.
L’œuvre Three Inches and a Half (2018) de Niloufar Emamifar (Iran) s’engage avec l’espace ISP en tant que marqueur métrique, occupant les deux angles nord du parcours de l’exposition comme des serre-livres de forme inattendue encadrant un espace en état d’« étrangement1 ». Dans une démarche rappelant les Fake Estates (1973-74) de Gordon Matta-Clark, qui achetait de minuscules parcelles qui n’avaient pas de propriétaires légaux, Emamifar a réalisé un moulage en silicone de la « fente » entre un atelier de mécanique appartenant à des Palestiniens et un restaurant de Koreatown, à Los Angeles. Le moulage de cette zone frontalière imaginaire en tant qu’œuvre spécifique à un site, sa reconstitution ultérieure comme œuvre non exposée dans l’espace de la galerie représente un commentaire sur les earthworks, ou la tradition du land art. Cependant, plutôt que d’aborder les régimes du modernisme, comme le faisaient les sculptures du champ élargi, l’œuvre d’Emamifar est une sculpture sociale, qui commente les relations sociales et économiques vécues par une famille de la diaspora palestinienne.
Hallab Bldg et Mafra’ Baladiye (2024) de Joyce Joumaa (Liban/Canada) sont des ready-mades récupérés et dans lesquels des boîtiers de disjoncteurs électriques ont été transformés en light-boxes, la première représentant une image de l’intérieur d’un appartement à Tripoli, au Liban, la seconde, les mains de la tante et de la grand-mère de l’artiste préparant le déjeuner du dimanche dans leur maison de Beyrouth. Réglées sur une minuterie, ces œuvres s’illuminent, mais pas en même temps – elles ne s’allument que lorsque les habitants de ces appartements lointains ont de l’électricité. En raison de la mauvaise gestion du gouvernement et des difficultés économiques, l’électricité est rationnée au Liban. Les œuvres télémétriques de la galerie témoignent des difficultés d’un autre type de situation domestique, loin de la sécurité économique dont jouissent les visiteurs de l’exposition.
Les autres artistes participants sont Noor Abed (Palestine), Laakkuluk Williamson Bathory (Canada), Niloufar Emamifar (Iran), Naomi Rincón-Gallardo (Mexique), Aziz Hazara (Afghanistan), Shala Miller (États-Unis), İz Öztat (Turquie), Taqralik Partridge (Canada), Cameron Rowland (États-Unis), Ebun Sodipo (Royaume-Uni), Charisse Pearlina Weston (États-Unis) et Zişan (Turquie).
- Queered space
Head image :BAÇOY KOOP, Birding (2016), Reproduction de feuilles imprimées par ronéotypie / Reproduction of mimeograph printed fyers, variable dimension, Courtesy of the Artist
- Publié dans le numéro : 109
- Partage : ,
- Du même auteur : Sur la High Line,
articles liés
9ᵉ Biennale d’Anglet
par Patrice Joly
Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier
par Vanessa Morisset
Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE
par Suzanne Vallejo-Gomez