r e v i e w s

Olafur Eliasson

par Patrice Joly

In Real Life, Tate gallery, Londres, 11.07.2019 – 5.01.2020

C’est certainement l’un des dix artistes les plus célèbres de la planète, il écume les grandes institutions et rares sont les médias qui ne lui ont pas consacré un portrait sur plusieurs colonnes : Olafur Eliasson incarne depuis plusieurs années, à l’instar de son collègue Tomás Saraceno, un artiste profondément inscrit dans son époque et ses problématiques, cherchant dans son travail à sensibiliser le public sur les questions concernant l’avenir de la planète tout en conservant une formidable capacité d’innovation formelle. Le natif d’Islande représente une mutation bien réelle dans la perception qu’on a de l’artiste : il y a peu de temps encore, on avait tendance à considérer ces derniers comme de doux rêveurs, n’ayant pas leur mot à dire au sujet des choses sérieuses — l’économie, les transports, la pollution, l’énergie atomique, le changement climatique, ces domaines étant réservés aux ingénieurs, aux experts ; les artistes étaient là pour égayer nos vies et orner nos salons (ce qu’il font encore par ailleurs…). Las, l’atome produit des tonnes de déchets indestructibles, les GAFAM nous volent nos infos, les constructeurs de voitures nous mentent sur la toxicité des gaz d’échappement, les marchands de pesticides empoisonnent les champs, les producteurs d’eau « minérale » pillent nos sources après que de toutes manières les nappes phréatiques aient été souillées par les précédents… Du coup, les choses commencent à s’inverser, ce n’est plus l’expert au service des multinationales qui produit de la « vérité », les poètes et les artistes propagent désormais des « vérités » largement aussi fiables que celles de ces experts parce que, justement, ils ne prétendent ni à « la vérité » ni à « l’objectivité ». Dans ce monde possédé par les multinationales et non plus dirigé par les peuples souverains, l’information est filtrée, orientée, euphémisée, pour ne pas effrayer le consommateur : qui désormais est capable de mettre en branle les consciences ? Peut-être les artistes qui abordent les problèmes de notre époque sans moralisme excessif, sans catastrophisme et sans un spectacularisme qui risque de faire passer leur pratique du registre de l’attention juste au sensationnalisme, tout en restant conscients qu’il se doivent de réunir esthétique et non-littéralité du message. La voie est étroite. Rares sont ceux qui réussissent à concilier toutes ces attentes en proposant un art sexy. Eliasson y parvient quand il produit une série de photographies des glaciers de l’Islande de son enfance, nous faisant simplement constater par une sobre présentation que ces mêmes glaciers ont fondu, ou quand il apporte des blocs de glace en plein centre de Paris (Ice Watch Paris, 2015), les laissant disparaître par l’effet de la chaleur ambiante. Simple mais efficace : comment marquer les esprits sans pour autant culpabiliser les consciences.

Olafur Eliasson and Minik Rosing, Ice Watch Blocks of glacial ice Dimensions variable Supported by Bloomberg Installation: Bankside, outside Tate Modern, 2018 Photo: Charlie Forgham Bailey © 2018 Olafur Eliasson and Minik Rosing

Tout est affaire de perception et de réception : chez Eliasson, cette dernière est primordiale, l’artiste cherche constamment à mettre en exergue les phénomènes de réception de l’œuvre et ceux de l’information (médiatique), un peu à la manière d’un Gustav Metzger dont il partage les préoccupations en matière d’écologie. La lumière est la première et la plus importante des informations : sa transformation, sa diffraction, sa diffusion sont au cœur de sa pratique depuis The Weather Project, œuvre séminale qu’il déployait au centre de la Tate seize années plus tôt, illuminant le Turbine hall d’un soleil en miniature, pointant déjà la toute puissance de la lumière, origine de toute vie sur Terre mais indirectement responsable de la surchauffe actuelle si l’on considère que la combustion des matériaux fossiles n’est que l’ultime conséquence de la restitution de l’énergie solaire à l’atmosphère suite à la production de matière carbonée par la photosynthèse.

Olafur Eliasson in collaboration with Einar Thorsteinn Model room 2003 Wood table with steel legs, mixed media models, maquettes, prototypes Dimension variable Installation view: Tate Modern, London Photo: Anders Sune Berg Moderna Museet, Stockholm. Purchase 2015 funded by The Anna-Stina Malmborg and Gunnar Höglund Foundation. © 2003 Olafur Eliasson

Si l’exposition de 2019 —dont le titre « In Real Life » est déjà une sorte de critique larvée à l’encontre de la prégnance des réseaux que l’on dit sociaux — n’atteint pas la puissance du Weather Project qui restera comme une de ses installations les plus impactantes, elle a le mérite de montrer une œuvre multiforme qui ressort à toutes les disciplines de l’art contemporain, mis à part peut-être la performance, et qui ne cesse d’élargir son champ d’investigation. Eliasson s’intéresse au design et à l’architecture et c’est par une vitrine accueillant une multitude de maquettes que débute l’exposition — il ne fait d’ailleurs pas que s’y intéresser puisque son studio a construit des pavillons bien réels — mais il est autant capable de renouveler radicalement l’esthétique de la fontaine publique (Waterfall, 2019) que de produire des lampes solaires rechargeables (Little Sun, 2012) ou d’installer une prolifération de lichens et de mousse qui colonise littéralement l’un des murs du musée, « tableau vivant » tactile et évolutif qui condense les préoccupations de l’artiste (Moss Wall, 1994). Comme de nombreux artistes de sa génération et de sa stature, Eliasson réunit un véritable think tank autour de sa personne étant en perpétuel recherche de nouveaux projets, et, si on peut lui faire le reproche d’être devenu le patron d’une petite entreprise et de faire du branding grâce à sa renommée, tout cela reste assez dérisoire en matière de promotion si l’on considère l’impact que peuvent avoir des expositions comme « The Weather Project » avec ses deux millions de visiteurs. L’un des rares bémols que l’on peut adresser à « In Real Life » mais qui n’est pas du fait de l’artiste, est que l’exposition manque un peu de respiration : certaines pièces mériteraient de plus larges déploiements comme l’extraordinaire Big Bang Fountain qui se retrouve coincée dans une pièce exigüe ou encore cette fameuse traversée d’un brouillard coloré (Din blinde passager, 2010), un peu étriquée alors que l’on aimerait s’y perdre un peu plus complètement, comme dans « la vraie vie ».

(Image en une : Olafur Eliasson,Your spiral view, 2002. Acier inoxydable, miroirs, acier, 3200 x 3200 x 8000 mm. Fondation Beyeler, Basel, 2002. Photo: Jens Ziehe. Boros Collection, Berlin. © 2002 Olafur Eliasson)


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