Olivier Mosset, Jean-Baptiste Sauvage
Motochromes
Le projet Olt est le résultat d’une rencontre entre une pratique quasi monomaniaque du monochrome et un amour immodéré de la moto. Dans la lignée de ce penchant pour tout ce qui touche à la route, les stations qui jalonnent les grandes chevauchées mécanisées à travers l’Ouest américain occupent une place particulière dans le panthéon d’Olivier Mosset, entre l’oasis et le refuge, la modestie d’une architecture minimale et l’exubérance d’une signalétique délirante, elles participent d’une mythologie que l’on retrouve plus facilement dans les salles obscures que sur les cimaises des musées, de Bagdad café au Facteur sonne toujours deux fois, une espèce de passage obligé du road movie. De même, les stations abandonnées de la France profonde ont depuis longtemps suscité l’intérêt du résident de Tucson qui avait déjà essayé d’opérer un rapprochement entre ses deux Ouest de prédilection, l’américain et l’européen, en recherchant une station-service à restaurer sur la route nationale 6, entre Avallon et Chagny, qu’il fit finalement acheter par les Nouveaux Commanditaires1 afin de la remettre en couleur : clin d’œil malicieux à la célébrissime Route 66 reliant Chicago à Santa Monica et traversant son Arizona d’adoption. C’est assez logiquement que la recherche pour le moins erratique du monochromiste rencontre celle du Marseillais Jean-Baptiste Sauvage qui lui, contrairement au Suisse, effectue depuis des années un travail d’archivage photographique exhaustif sur ces vestiges d’un dynamisme de la route secondaire française aujourd’hui disparu… Surtout lorsque le jeune artiste en question se révèle lui aussi être un fervent amateur de la dive bécane. La rencontre entre les deux protagonistes du projet Olt était d’une certaine manière écrite.
« Les collaborations sont importantes parce qu’elles me permettent de faire des choses que je n’aurais pas faites de moi-même2 » : dans l’entretien qu’il réalise à propos du projet de commande publique de la ligne 3 du tramway parisien — projet non réalisé — Mosset livre ainsi le fond d’une philosophie qui lui a permis de multiplier les collaborations au fil du temps, et peut-être d’échapper ainsi à la rigueur minimaliste qu’il s’est lui-même imposée dans la poursuite de sa carrière. Car si le travail du Bernois s’est toujours retranché derrière un radicalisme qui a fini par le cantonner dans un approfondissement de l’espace pictural au risque de l’isoler, le suisso-américain a toujours su engager des dialogues féconds avec ses contemporains : que ce soit dans la courte aventure BMPT, entonnant d’âpres discussions avec les membres du groupe qui menèrent cependant à la publication en 1967 d’un manifeste sur la peinture minimaliste, avant que l’éphémère regroupement n’explose sous la pression des oppositions internes, ou de manière plus détendue avec le regretté Steven Parrino, potentiel continuateur de ses préoccupations formelles, plus tard avec son compatriote John Armleder avec lequel il exécute une rampe de skateboard pour la biennale de Lyon en 1993 ou encore avec Servane Mary et Jacob Kassay au Swiss Institute à New York où à trois ils « dénudent » une Ford Galaxy de son enveloppe de peinture pour en faire un pur objet de métal brillant (Ford Galaxie, février 2013) — encore cette passion pour les deux ou quatre roues — ou lorsqu’il organise en 2005 le fameux We Got Cactus Tour3 avec les Little Rabbits de Nantes en faisant venir en France la riche scène musicale de Tucson — Olivier Mosset semble ne pas répondre à l’image convenue que l’on se fait du peintre éloigné de ses contemporains desquels il se retrancherait farouchement dans sa tour d’ivoire4.
Le projet Olt s’inscrit dans cette longue logique de compagnonnage qui obéit peut-être à un impensé de l’artiste le poussant régulièrement à sortir de son pré carré et à investir d’autres champs que celui du tableau comme il le fait notamment dans le cadre des nombreuses commandes publiques auxquelles il participe tout au long de sa carrière (voir notamment celle spectaculaire sur le viaduc de Rive de Gier5), car cet « art de la réduction » — formule que l’on pourrait aisément appliquer à son œuvre sur toile — ne suscite pas forcément les rassemblements bruyants et suppose plus a priori le retrait méditatif. Le projet Olt est l’aboutissement d’un cheminement conceptuel et empathique mais aussi la conséquence d’une rencontre impromptue avec le Marseillais Jean-Baptiste Sauvage qui partage avec le natif de Berne un amour inconditionnel pour la moto et la dimension fantasmatique qui va avec : pour Sauvage, c’est bien plus qu’une attitude puisque le Marseillais vit et pense moto et passe beaucoup de temps sur les circuits, il pourrait facilement faire partie de cette bande d’amoureux irraisonnables de la « bécane » dont parle Paul Ardenne6; quant à Mosset, s’agissant de cet amour de la route et des deux roues en particulier, c’est une véritable way of life qui a participé de son désir d’installation dans la lointaine Tucson, pas seulement connue pour son parc de cactus, sa tequila et son cimetière de B52s mais aussi pour sa scène musicale et la présence de nombreux bikers : Mosset à ce titre est fortement associé à la mouvance des Hells Angels dont il ne se contente pas d’être un observateur amusé mais se révèle être un membre respecté. La moto, symbole absolu de la modernité, rime avec des relents de rébellion et d’anarchisme ainsi qu’elle renvoie à une jeunesse fortement politisée dont le peintre suisse assume pleinement les scories. Quand certains, à l’instar d’un Raymond Pettibon, se réclament du surf et des plages de Californie comme hinterland psychologique, d’autres comme Mosset se revendiquent de la moto et du désert : plutôt Easy Rider que les Beach boys, plutôt le silence des aplats que le bavardage des crayons. Jusqu’à quel point l’environnement conditionne-t-il la production d’un artiste et jusqu’à quel point ce dernier ne finit-il pas par trouver des géographies qui correspondent aux formes qu’il recherche ? En 1966, après bien des péripéties conceptuelles qui le conduisent à questionner incessamment le sens ultime de la peinture et à la débarrasser de toute sentimentalité pour l’amener vers une plus grande neutralité, le peintre se met à multiplier ce qui deviendra un de ses items les plus reconnaissables, le fameux cercle noir au centre de la toile blanche. Après l’appropriation des bandes de Buren pour affirmer le caractère inaliénable du signe — ce que ce dernier appréciera moyennement — Mosset poursuit sa quête en direction de la disparition du « Peintre », car la répétition du motif, outre qu’elle perturbe profondément la notion de nouveauté et d’originalité, désacralise ce dernier pour en faire une espèce d’automate appliqué. L’effet escompté, la disparition de toute psychologie au profit d’une neutralisation des affects, un degré zéro de la peinture, devient immédiatement reconnaissable et rend son auteur d’autant plus identifiable qu’il renouvelle plus de deux cents fois son célèbre rond noir : le « nous ne sommes pas peintres » scandé par les quatre protagonistes du groupe BMPT dans leur manifeste de 1967 se retourne en l’affirmation ironique de son contraire.
C’est à cette même époque, en 1967, que la campagne orchestrée par la société pétrolière Elf pour propulser sa marque au tout premier rang de la modernité industrielle se met en marche. En une nuit, plus de 4 000 ronds rouges sont peints sur les façades des stations-service dans le cadre d’une campagne résolument innovante qui bouscule toutes les conventions du genre. Bien sûr, cette multiplication des ronds rouges poussés comme des champignons — dont il ne reste que de rares vestiges — ne peut laisser de marbre un artiste qui a réalisé à une échelle moindre ce que la puissance de l’industrie a pu perpétrer massivement. La prouesse que réalise alors le pétrolier présente des caractères dignes d’une performance très contemporaine : timing savamment calculé, scénographie à l’échelle du territoire national, préparation psychologique du personnel, création d’un « costume » d’agent de station (jusqu’alors ce dernier s’habillait à peu près n’importe comment) : tout est pensé pour faire de ce lancement une véritable chorégraphie dont les performeurs ne sont autres que des pompistes métamorphosés et le décor digne de celui d’un opéra d’avant-garde. Entre cette gesticulation promotionnelle et la réduction de la peinture à ses spécificités premières, ce sont deux logiques qui se croisent et se décroisent, celle du peintre qui poursuit sa quête pour une abstraction toujours plus poussée, et celle de l’industrie qui opère dans le sens inverse, celle du logo et du réflexe consumériste qu’il est censé déclencher…
À l’EAC, c’est autant la rencontre entre deux pratiques artistiques que l’exhumation d’une opération quelque peu oubliée qui se joue. Le travail d’archéologue-photographe compulsif d’un passé proche que mène Jean-Baptiste Sauvage en répertoriant ces stations abandonnées, témoin de politiques marketing désormais dépassées, rejoint et contredit la flânerie un brin nonchalante d’un Mosset qui relève plus des accidents de parcours ou des fameux « hasards objectifs » des Surréalistes que d’une véritable comptabilité des vestiges. La réunion des deux pratiques a lieu véritablement lorsque les deux principes fusionnent en créant une espèce d’éclatement de signes picturaux qui structurent l’espace de la salle centrale de l’EAC : le travail de Jean-Baptiste Sauvage sur le signe apparaît en filigrane et l’on devine alors la potentialité d’un travail qui a pu se développer auparavant lors de projets de plus grande ampleur, notamment dans le projet Razzle Dazzle où l’artiste a procédé à une réinscription de la signalétique de camouflage utilisée pendant la première guerre sur les vaisseaux de guerre dans le paysage post-industriel de Port Saint Louis7, ou encore avec le projet Blue Line de mettre en place ce qui apparaît comme un tout cinéastique et performatif8. La moto, là encore, associée à la prise de vue et à la vitesse, joue un rôle primordial dans cette trinité qui compose le travail de Sauvage : logique dans cet esprit qu’on la retrouve en « pole » position dans l’exposition, pour signifier l’importance du « redoutable » engin dans la mythologie partagée des deux artistes ; il s’agit en l’occurrence de cette même moto construite par Jean-Baptiste Sauvage pour les prises de vue sur le circuit Paul Ricard et déjà exposée par Olivier Mosset au musée d’art contemporain de Lyon9.
Pour le reste, l’exposition fait la part belle aux productions de Mosset dont elle présente une rétrospective en réduction ou plutôt un best of de ses items les plus connus, avec « la salle des ronds noirs », un impressionnant ensemble de tondi de toutes les couleurs ainsi qu’une des toutes premières toiles de Mosset, lorsqu’il peignait encore des lettres, avant de cesser toute velléité de bavardage…
1 http://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/2014/10/04/route-nationale-6-la-seconde-vie-de-la-station-service-du-pont-de-paris-corpeau-564848.html
2 « Cet aménagement doit être à la fois présent, évident et relativement discret », entretien avec Aude Launay in Entre les lignes, Zéro2 Éditions, 2016, illustrations p. 96.
3 http://next.liberation.fr/guide/2005/11/04/cactus-tour-tucson-a-nantes_537883
4 Couleur qui pourtant lui agrée particulièrement vu le nombre de monochromes de cette tonalité qu’il a réalisés.
5 Entre les lignes, op. cit., illustrations p. 94.
6 Idem, p. 90 et sq.
7 Camille Videcocq, Razzle Dazzle/Blue Line, Immixtion books (division de Rond-Point Projects), p. 35 et sq.
8 Paul Ardenne, entretien avec Jean-Baptiste Sauvage, Razzle Dazzle/Blue Line, op. cit.
9 « Motopoétique », exposition au MAC de Lyon, 21.02–20.04.2014, commissaire : Paul Ardenne.
Olivier Mosset, Jean-Baptiste Sauvage, Olt, Espace de l’Art Concret, Mouans-Sartoux, 1.04 — 5.11.2017
(Image en une : Carte postale de la collection particulière de Jean-Baptiste Sauvage, entrée de village, 1977)
- Publié dans le numéro : 82
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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