Philippe Van Snick
« dynamic project » (octobre 2022 – 3 mars 2023), première rétrospective au SMAK de l’artiste belge Philippe Van Snick déployait l’œuvre ample et variée d’un artiste méconnu en France et hors de Belgique. L’artiste, qui participe aux avant-gardes durant les années 1970, contribuant notablement à l’aventure de l’art conceptuel est aussi un héritier de l’abstraction moderniste, de l’art concret ou de Duchamp. Imaginé comme une « rétroprospective » par les deux commissaires Marta Mestre et Luk Lambrecht, l’exposition réunissait des œuvres magistrales tout en révélant des aspects moins connus d’un artiste qui se concevait comme un chercheur.
« Ma rencontre avec Philippe Van Snick fut décisive. Il a changé ma manière de voir. J’avais une vision moderniste, stricte de l’art, formaliste, j’étais très jeune alors. Il m’a montré que l’art abstrait pouvait inclure la vie quotidienne, le hasard », raconte Luk Lambrecht, qui entretint dès lors une longue amitié avec l’artiste, jusqu’à sa mort, collaborant tous deux à maintes reprises. Ce témoignage correspond aussi à l’expérience du visiteur, à la mienne : Philippe Van Snick renouvelle notre vision de l’abstraction moderniste, grâce en particulier au système décimal, qu’il adopte comme méthode de travail. Cette méthode, qui lui vient de sa pratique conceptuelle, hérite de l’art concret et du modernisme « imaginatif » de Georges Vantongerloo. Son système va ainsi s’avérer d’une extrême fécondité, contribuant à l’originalité d’un art prospectif, toujours en mouvement.
Interrogé sur l’art de Van Snick, Marta Mestre en soulignait deux aspects importants : l’expérimentation et le jeu. Du jeu, il y en a en effet beaucoup, et dans les différents sens du terme, sau sein de cet art qui se donne des règles et fait jouer e les formes et les couleurs, un langage formel et la réalité, les composants de la peinture, l’œuvre et le spectateur.
Elan d’Ellipses
Embrassant cinquante ans de travail, l’exposition« dynamic project » casse l’idée d’un récit figé, grâce à un parcours qui, tout en étant chronologique, reprend les thématiques de l’artiste : « Ellipse », « Monde infini », « Directions », « Fondements de la nature », « Couleur », « Diaphragme », etc. L’exposition met au jour à la fois les axes d’une recherche au long cours et ses aléas – récurrences, détours, incertitudes. On suit ainsi le cheminement d’une pensée fluide, qui cherche et se cherche, se déplace d’une expérimentation à une autre, dans un dialogue serré avec les tendances les plus avant-gardistes, auxquelles l’artiste participe dès la fin des années 1960.
En effet, Van Snick expose en 1972 à la galerie Wide White Space (1966-76), à Anvers. Fondée par Anny de Decker et l’artiste allemand Bernd Lohaus, celle-ci s’impose rapidement comme un laboratoire prospectif et expérimental des avant-gardes internationales en Europe : « Nous étions d’abord intéressés par ce qui était extrême, ce qui allait le plus loin possible dans chacun de ses mouvements ou tendances ». La galerie invite toute l’élite des avant-gardes : Broodthaers, Beuys, Carl André, Buren, Lawrence Weiner, Robert Filliou, Edward Kienhlolz, David Lamelas, Panaramemko, Piero Gilardi, Gerhard Richter, entre autres. C’est une « communauté d’intérêts » qui réunit ces artistes et leurs galeristes qui vivent alors au rythme des inventions des premiers.
La formule « dynamic project » exprime la dynamique interne d’une pratique constamment guidée par l’expérimentation. Les commissaires l’ont choisi car il est le titre du dernier ouvrage conçu par l’artiste mais publié juste après sa mort. Dynamic est en effet l’un des termes clés du vocabulaire de Van Snick, qui désigne aussi bien des œuvres que des expositions (une précédente s’intitulait déjà « Dynamic Project » en 2010). Les dessins d’ellipses (Dynamic / Mind / Drawings, Ellips – Ellipsoïde, 1970), présentés au début de l’exposition, résument son entreprise : « L’intention de faire des dessins d’ellipses était d’enregistrer le développement d’un objet à partir de zéro, et ce dans une série de dessins. La meilleure façon d’enregistrer était d’utiliser le langage mathématique. » Aériennes et fantomatiques, ces grandes esquisses à l’acrylique et au crayon sur papier quadrillé ne sont pas sans rappeler les figures projetées et les ombres portées de Duchamp dans le Grand Verre : ces ellipses nous propulsent dans une quatrième dimension, celle d’un art spéculatif et physique à la fois, objet-même de son système.
Les croissants d’ellipses se retrouvent également sur des bâches orange, magnifiquement suspendues dans le puits central du SMAK. sCelles-ci s’inspirent d’une « expérience « orange » », selon les termes de l’artiste, de la perception simple et ordinaire d’une lumière diffuse sous un parasol orange au soleil. Spéculatif et physique, abstrait et concret, l’art de Van Snick se développe selon une dialectique fluide qui va et vient entre l’art et la réalité – la nature, le quotidien, l’espace, l’actualité. Comme le montre très bien l’accrochage, l’artiste travaille à une échelle humaine : Territorium, trépied vertical de 1,83m en bois, inspiré du Modulor du Corbusier – qui conçoit la taille humaine idéale à 1,83m, soit par ailleurs celle de l’artiste – nous signifie, non sans humour, que la mesure de l’art, son point de départ comme son horizon sont humains.
Ping-Pong party
En découvrant au SMAK les œuvres des années 1960 à 1980, on avait l’impression de parcourir, méthodiquement, une histoire de l’art contemporain : photographie conceptuelle, exploration du quotidien et de la perception du temps et de l’espace grâce au film ou à la photographie, sculpture minimaliste, déconstruction du tableau évoquant Supports-Surfaces, entre autres expériences. Van Snick est un enfant de son temps, avec lequel il n’a cessé de jouer une partie de ping-pong. À ce titre, l’œuvre Ping-Pong, qui se réfère à une diplomatie « ping-pong » entre les États-Unis et la Chine, durant la guerre froide, est un projet réjouissant : créé en 1972 et revisité en 2017, ce projet (le seul qui soit participatif) – qui inclut une table de jeu, la vidéo d’une partie, une série de 11 photos et des dessins du score ed’une série de manches – déjoue et court-circuite la chronologie d’une partie et le principe perdant-gagnant. Iil compose une situation de pur jeu, ouverte aux spectateurs et spectatrices, invité·e·s à prendre une raquette.
Dans les années 1970, l’artiste vit au rythme des avant-gardes mais donne un tour original à sa pratique conceptuelle lorsqu’il adopte, en 1970, un système mathématique comme mode opératoire. « L’idée est de saisir une vision du monde dans un système qui est très variable et demeure ouvert mais qui est malgré tout universellement utilisable au moyen de nombres. » Ce système décimal (de 0 à 9), élémentaire donc, dessine une cosmogonie concrète, qui fait du quotidien son terrain d’expérimentation. Ouvert au hasard, son système génère d’infinies possibilités. Il l’applique à différents matériaux : fil de fer, photographie, papier, objets, situations. Épingles de signalisation (1974) compose une ligne de dix constellations de dix épingles chacune, la disposition au mur étant laissée à la libre inspiration des régisseurs. Avec du fil de fer, il fabrique des spirales de dix fils ou des sculptures échevelées de dix fils et dix nœuds. Stoel (Chaise, 1975), d’inspiration duchampienne, est un ready-made aidé, augmenté d’une constellation arachnéenne de dix fils installée entre les pieds d’un tabouret. Cette période conceptuelle est très prolifique. Dans la vidéo Druppels en koffie (Gouttes de café, 1975), des papiers se déplacent, comme des plaques tectoniques, sous une tasse de café renversée – forces occultes du réel que l’artiste révèle. Ses œuvres distillent un humour discret qui ne contredit pas la précision de l’entreprise. Au contraire, il en découle, comme un effet secondaire, d’un traitement appliqué à la réalité.
À partir des années 1980, alors que le vent de l’art tourne en faveur du marché et de la spéculation, l’artiste choisit, par tempérament, la distance du retrait : « Ma personnalité a joué un rôle dans cette décision : ne pas trop m’exposer. Être plus une sorte de chercheur que d’exposant. »
Une peinture éloquente
En 1979, nouvelle étape décisive. L’artiste retrouve la peinture grâce à la couleur, qu’il introduit dans son système en réduisant sa palette à dix tons. « Une couleur a été attribuée à chaque nombre : zéro : rouge, un : jaune, deux : bleu, trois : orange, quatre : vert, cinq : violet, six : noir, sept : blanc, huit : or, neuf : argent. » Van Snick continue son dialogue avec l’époque, alors marquée par le retour d’une peinture figurative et expressive, qu’on imaginait reléguée dans le passé : « C’était à la fin des années soixante-dix. À cette époque, le monde de l’art connaissait une nouvelle dynamique : la trans-avant-garde italienne, les Neuer Wilden en Allemagne, le mouvement punk, la New Wave… Et je me suis dit : « Je veux travailler avec la couleur ». » À partir de ce moment, sa pratique se développe autour rd’elle. La géométrie s’assouplit. Les formes deviennent organiques. L’artiste réalise une collection d’œuvres remarquables. Très singulière, Kleurmachine (Machine de couleur, 1979) s’affiche comme une œuvre programmatique, à la manière d’une enseigne de marchand de couleurs. Au centre d’une bâche orange, un nuancier de dix tons, cousu de fils et d’épingles, insiste sur l’objet fabriqué : cette Machine rappelle la peinture Tu m’ de Duchamp (1918), dont elle cite peut-être les échantillons de couleurs en perspective – cette dernière marquant quant à elle un adieu à la peinture de la part du Français qui est, en effet, l’une des références clés du Belge.
En 1984, l’artiste ajoute à sa palette le bleu clair, qui fonctionne en duo avec le noir, renvoyant à l’opposition ou au cycle « jour / nuit ». Le système se complexifie et intègre l’art au cycle de la vie et de la nature, accentuant la dimension cosmogonique, quoique concrète de sa pratique, dont la nature et le jardin n sont des sources d’inspiration.
Ce qui est frappant chez Van Snick, et que montre parfaitement l’exposition, c’est un cheminement jalonné de bifurcations qui coïncident avec des applications surprenantes de son système, dont résultent des œuvres singulières et rares. Son art devient une machine de couleurs, qui transforme un langage formel en une peinture non seulement conceptuelle mais aussi contextuelle, sensible à ce qui se passe : l’abstraction snickienne comporte, me semble-t-il, une dimension humaine, voire personnelle. Dans le diptyque La Promenade, le dessin fait fusionner le chemin, la canne et le corps. La peinture élargie Eilanden (Île, 2016) est une œuvre clé : cette composition de figures colorées éparses, dont le sol est le support, fait écho à la situation dramatique des réfugiés à Lesbos.
J.Beuys & M. Broodthaers (1986) ne manque de surprendre : c’est un witz, un mot d’esprit, qui fait écho à la polémique lancée par Broodthaers contre Beuys et porte un diagnostic ironique sur le monde de l’art, avide de monstres sacrés et de symboles. Une ligne de douze tableaux, dont dix peints aux couleurs snickiennes, arbore, à son extrême gauche et à la place du bleu clair, une photo de Marcel Broodthaers , symbole du Jour, et, à droite, une photo de Joseph Beuys, la Nuit, donc.
Deux séries étranges apparaissent comme des parenthèses dans le parcours de l’artiste, dont elles matérialisent des cogitations existentielles. Les tonalités terreuses et verdâtres des tableaux de l’ensemble « Mélanges particuliers » (1995) contrastent avec l’habituelle gamme éclatante. Ces tableaux quelque peu mélancoliques affichent une réflexion aiguë sur la peinture : la signature et la date peintes au milieu de la toile prennent le sens d’une critique institutionnelle, mais aussi d’une provocation en forme de pointe d’humour qui est aussi d’humeur – ces œuvres furent d’ailleurs mal reçues par la critique. Résultant de la superposition de teintes successivement apposées, ces « Mélanges particuliers » proposent une interprétation tombale quoique congruente de la méthode. Tout aussi étonnante, la série des « Visages-paysages » (1997) prend des allures burlesques : leur support chargé d’une épaisse matière est parfois troué en leur milieu et accroché de guingois. Intenses, ces expériences picturales furent de courte durée : menant à une impasse, la peinture risquait de se replier sur elle-même.
La couleur éloquente
La peinture est la grande aventure de Van Snick. Héritier de l’art concret, il la pratique comme un jeu de construction et de déconstruction, son système autorisant toutes sortes de métamorphoses : le tableau s’éclate au mur en dix morceaux (Polychromes éclatés) que l’on reconstitue (mentalement), comme les dessins de coloriage où les formes assemblées seraient à l’envers. lLa peinture se fait encore sculpture : de longs bâtons (toujours de dix couleurs) enrobés de toiles peintes et alignés au mur composent un bas-relief rectangulaire (Vertikaal, 1993) ; de petite taille, ils deviennent des Lingots, épars, comme au jeu de Mikado. (0-9) Lady Comfort (1983) est une pièce maîtresse. Disposés en cercle, des cartons marron ordinaires portant la marque Lady Comfort composent une assemblée de figures anthropomorphiques. Sur chaque carton, figure une peinture géométrique polychrome. Drôle de rencontre ! Formelle et incongrue, une partie se joue entre Lady Comfort – qui évoque la vie ménagère, la peinture géométrique, le ready-made et le minimalisme pauvre du carton. La peinture est une partie qui s’engage avec la réalité et peut s’actualiser dans toutes sortes de situations.
Un humour discret, presque malgré lui, anime l’art de Van Snick. C’est une manière d’être de son temps, mais toujours à distance. C’est le fait de son système aux effets non-systématiques, surprenants, inattendus. Ggrâce à son système décimal – et donc élémentaire, il joue et se déplace constamment entre la forme et la vie, le rare et l’ordinaire, la règle et le hasard, le connu et l’inconnu. Au fur et à mesure de ses recherches, la couleur se libère, s’exprimant d’une manière directe qui évoque Matisse : « En laissant la couleur nous remuer et toucher la profondeur de notre âme, elle nous émeut, elle nous met en mouvement, et nous fait ainsi entrer dans la joie la plus pure. » Ses dernières peintures polychromes où des figures flottent dans l’espace affirment simplement la puissance émotionnelle et dynamique de la couleur.
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Head image : Philippe Van Snick, dynamic project, S.M.A.K. 2022. Photo : Dirk Pauwels
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Guillaume Leblon, le théâtre de la décrépitude, Fernanda Gomes, The Searchers, Une forme pour toute action, Marc Camille Chaimowicz,
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