Mathieu Kleyebe Abonnenc au CRÉDAC
Dans ce lieu de déséquilibre occulte
Mathieu Kleyebe Abonnenc
15.01 – 02.04.2023
Le Crédac, Vitry-sur-Seine
L’exposition monographique de Mathieu Kleyebe Abonnenc est une capsule spatio-temporelle, qui, au gré d’allers-retours poétiques, guide regard et imagination vers la Caraïbe, ses légendes, son histoire coloniale ou, encore, la richesse de sa faune et sa flore.
Ici, c’est un rassemblement d’indices et d’artefacts qui reconstituent par synecdoque la maison d’un ancien orpailleur sur les rives du fleuve Maroni, acquise par la mère de l’artiste. Là, c’est une plongée sonore dans la forêt amazonienne avec l’installation The Music of living landscapes, composée en collaboration avec Thomas Tilly. Une cosmogonie se dessine au fil de l’exposition, alternant entre mythes et événements historiques, entremêlant les récits et les images. La transformation du corps de Betty Tchomanga par la chorégraphie de Limbé, prises 1 et 2, évoque la figure d’Anansi, personnage incontournable du folklore d’Afrique de l’Ouest et de la Caraïbe. La capture et l’exécution de l’empereur inca Atahualpa ont inspiré le titre des deux peintures rouges, réalisées par l’application de tempera et de cinabre sur du cuivre. L’artiste tisse un réseau complexe entre historicité et fiction, par des liens croisés, des résonnances et des échos entre chaque œuvre et la charge historique qui se dévoile dans leur sillage. La révélation se fait de la lumière à l’ombre, en passant d’un espace baigné de lumière à une obscurité presque totale, de l’apparence poétique à l’épaisseur métaphysique et existentielle, puisque les œuvres agissent comme des boîtes de pandore. Concentrées d’histoires, elles offrent des lectures polyphoniques. La série de pièces qui composent Le Veilleur de nuit. Pour Wilson Harris, faites avec des carapaces de tortues de mer dans lesquelles a été versé du gallium, convoquent la mythologie précolombienne, par la référence à des déités comme Quetzalcóatl et Tezcatlipoca. Elles l’articulent avec l’extraction aurifère de la Guyane, puisque le gallium rappelle le mercure qui agglomérait les particules d’or, et que la carapace suggère la batée, tamis utilisé par les chercheurs d’or. À cela s’ajoute la dénonciation de l’exploitation et de la mise en danger des espèces animales : les carapaces présentent en effet les marques violentes de couteaux ayant délogé la tortue, chassée pour sa chair. Par des rebonds successifs, Mathieu Kleyebe Abonnenc explore les marges de l’histoire coloniale, nous faisant saisir les mécanismes enchâssés de la domination qu’elle a installée, enfermant les êtres humains et non-humains dans un système verrouillé et auto-alimenté.
On pourrait s’attendre à voir les œuvres trembler ou exploser tellement les confrontations entre la culture hégémonique occidentale et celle de la Caraïbe sont puissantes et foudroyantes. Dans la première salle, deux œuvres se font face : Des morceaux de chairs arrachées aux os des ennemis est composée d’os d’autruche et recrée un instrument de musique chamanique ; L’anatomie des envahisseurs ressuscitée et accordée à la musique d’un silence peint est une réplique, dont la symétrie des graves et des aiguës est inversée, de l’orgue de la chapelle des Ducs de Savoie. Tout les oppose : les échelles, les matières, les origines, les usages. Elles sont pourtant traversées par un même souffle, celui qui convoque le divin, quel qu’il soit ; celui, surtout, qui donne la vie et qui remet sur un pied d’égalité et d’humilité les individus. Les vidéos Limbé, prises 1 et 2 donnent une profondeur historique à la danse dite limbo. Pratiquée de façon festive et décomplexée dans des contextes occidentaux, elle est pourtant originaire de Trinité-et-Tobago, et puise ses sources dans la mémoire des corps contraints dans les cales des bateaux esclavagistes.
Mathieu Kleyebe Abonnenc raconte l’oppression des esprits, des corps et des espèces, mais également les voies trouvées et les contorsions faites pour y échapper, ou a minima s’en protéger. Dans la boîte en fer blancdu Ventre du vaisseau de verre sont contenues des peaux de serpent, dont la mue annonce la transformation et la survie, même au plus noir de l’horreur et du traumatisme. Le Ventre réinvestit l’interconnexion des êtres, non plus assujettis à la domination coloniale mais unis pour s’en affranchir. Les restes animaux qui jalonnent l’exposition, les mues, les os, les carapaces, au même titre que les documents d’archives, nous permettent d’effleurer la circularité de la vie, la communion réparatrice de chacun dans un cosmos vaste et interconnecté, une « heccéité », pour reprendre le concept de Deleuze et Guattari, qui n’a ni début ni fin, ni origine ni destination, qui est toujours au milieu.
Dans The Music of Living Landscapes s’opère une fusion des captations sonores de la forêt avec des bribes d’un texte de Wilson Harris, lues par les voix d’un homme et d’une femme. Dans une boucle sonore immersive, l’artiste abolit toute notion de hiérarchie. Le bruit du monde nous entre par les pores pour nous toucher jusqu’à l’âme, dans une expérience quasiment magique, du moins hypnotique. L’artiste nous transporte du côté de l’alchimie. Celle des matières qui changent et évoluent selon leurs propres états et aléas, prouvant leur instabilité, selon les termes de Wilson Harris : le gallium peut fondre au soleil, le cinabre noircit sous l’épreuve du temps et de l’air. Celle aussi des légendes, des sons, des voix et des images, dissouts dans un langage cosmique, qui se passe de traduction.
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Head image : Mathieu Kleyebe Abonnenc, Limbé (prises 1 &2), 2021
Film 16mm transféré en HD, 10 min (chaque). Chorégraphie et interprétation: Betty Tchomanga. Images: Victor Zébo. Production: Grande Halle de la Villette –Ròt-Bò-Krik. Courtesy de l’artiste. Photo:MarcDomage / le Crédac, 2023
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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