Philemona Williamson à la Galerie Semiose
The Borders of Innocence
Philomena Williamson à la Galerie Semiose
18.11.23 au 30.12.23
C’est quelqu’un qui raconte une longue histoire avec tous les détails qui s’ajoutent, se complètent, se superposent… comme dans un collage où les trajets, les mouvements, les membres bougent et apparaissent en plusieurs couches. « Et il s’est passé ça aussi, puis ça, et ça aussi… », jusqu’à ce que le flux du récit achoppe sur : « Mais ce n’est pas la fin de l’histoire, il y a plus ! … ». Ici, la parole s’arrête.
Philemona Williamson a toujours vécu et travaillé à New York. Elle a exposé dans de nombreuses et prestigieuses institutions aux Etats-Unis depuis quarante ans, une carrière récemment récompensée par le prix Anonymous Was a Woman en 2022. Sa pratique de la peinture est largement traversée par des récits multiples, inspirés de son expérience personnelle des réalités sociales et politiques de son pays, mais aussi de fragments de vie plus intimes, souvent puisés dans les onze années passées au sein d’une famille grecque fortunée pour qui ses parents travaillaient, et dont les deux filles la traitaient comme leur propre sœur. C’est l’une de ces sœurs qui aimait raconter de longues histoires ouvertes à toutes les fins, et c’est en ressaisissant cette façon de laisser la parole s’arrêter – dans l’idée qu’il y a toujours plus, mais qu’on le taira – que Philomena Williamson compose les narrations de ses tableaux.
Souvent, les titres de ses expositions ne révèlent pas les sujets, les histoires, les thèmes qu’elles contiennent : ils se gardent bien de dire le mot de la fin. L’artiste confie la difficulté à trouver un titre « parce qu’il y a déjà tellement de niveaux de lecture à l’intérieur de chaque peinture pour attraper ce dont je suis en train de parler… ça n’aide pas. » Ici, pour sa première exposition personnelle en France, à la Galerie Semiose avec qui elle débute une collaboration, le titre choisi est directement emprunté au texte que lui consacre Adrienne D. Childs pour l’occasion.
« The Borders of Innocence » oriente le regard vers un point de fuite, une frontière impalpable au cœur de l’interprétation des scènes et des personnages que Philomena Williamson nous donne à voir. Il s’agit de questionner l’innocence de ces corps, de ces gestes sur la brèche du désir et de la violence. Après tout, ces peintures inscrivent leurs personnages dans le temps de l’enfance et surtout de l’adolescence, où toutes ces frontières se découvrent et se dessinent, incertainement. D’où la constante présence de scénarios doubles, troubles, comme dans Crush on Crush (2023), ou d’une autre façon dans Water Wheel (2015), où deux personnages surplombent le troisième, un bras blanc attrape une tête noire par les cheveux pour la plonger dans l’eau bleue. L’artiste raconte cette scène en parlant d’une sorte de baptême. Mais comment ne pas y voir une tentative de noyade, une violence en acte et en symbole, qui parle toujours d’autre chose en même temps qu’elle décrit un évènement précisément ?
Peut-être est-ce pour cela que ses œuvres se prêtent au jeu de multiples récits, de propos politiques, philosophiques, éthiques, identitaires (de couleur, de genre, de ces luttes « minoritaires ») ? D’ailleurs, la Galerie Semiose a découvert le travail de Philemona Williamson au travers du regard et de l’imaginaire queer de l’artiste Anthony Cudahy, dans l’exposition collective The Minotaur’s Daydream que celui-ci a curatée à la Galerie en début d’année.
Il y a en effet quelque chose de l’ordre du don dans la façon dont l’artiste confie son travail aux regards, aux mots des autres. Comme une marque de confiance en ses spectateurs, en ses interprétations et ses monstrations. Mais aussi probablement, au fond, la conviction qu’il ne sera de toute façon pas possible de faire dire à ces multiples narrations autre chose qu’elles ne disent – même si elles racontent souvent plusieurs choses en même temps.
Les postures dynamiques, les regards de ses personnages ne cessent de le rappeler : toujours en mouvement, ils se donnent tout entiers à une action, une volonté terriblement affirmée sans être jamais tout à fait élucidée. Dans A Contemplative Perch (2017), une jeune fille en extraordinaire ascension ; ou dans A Pause Requested (2021), étrange scène de confrontation, leur regard se dirige sur le côté, l’air de dire « je sais que vous me voyez ». Ce sont des jeunes gens qui affirment leurs gestes en pleine visibilité – on voudrait leur prêter de ce fait une véritable portée politique, y voir l’affirmation d’une certaine façon d’être au monde et aux autres. Qu’est-ce que cela dit de leur capacité politique, peut-être encore en puissance ? Qu’en est-il, alors, des limites de leur innocence ?
Ces figures de tous les possibles (par leur jeunesse, mais aussi par leurs teintes, leurs tons, leurs dimensions variables et l’infini répertoire de leurs émotions) qui peuplent les peintures de Philemona Williamson incarnent un engagement politique doué de plasticité. Elles manifestent une ouverture qui n’est pas tout à fait une neutralité, dont le mode opératoire est de tisser un réseau d’images et d’émotions politiques au lieu d’énoncer un message unique. Elles parlent depuis ce lieu de la peinture où montrer qu’il y a beaucoup à dire et à penser, mais se taire, c’est faire place à la pensée.
1 “This happened… Then, this happened, and this… But that is not the end of the story, there is more to it!…” Philomena Williamson, présentation de l’exposition “The Borders of Innocence” à la Galerie Semiose, 16/11/23
2 Cf. “Recent paintings”, exposition personnelle, June Kelly Gallery, New York, 2022
“Metaphorical Narratives”, exposition personnelle, Montclair Art Museum, New Jersey, 2017
“Recent paintings”, exposition personnelle, The Queens Museum of Art, Queens, New York, 1988
Etc…
3 “I find it so difficult to get a title, you know, because each painting has so many different levels in terms of what I am talking about… it doesn’t help.”
Entretien avec Philemona Williamson, 16.11.23
4 Entretien avec Philemona Williamson, 16.11.23
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Head image : Vue de l’exposition « The Borders of Innocence », Philemona Williamson, Galerie Semiose, 2023
Photo : A. Mole
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Xavier Veilhan au Frac Pays de la Loire , Caroline Mesquita à la Hab Galerie, Nantes, La grotte de l’amitié à la Maréchalerie, ÉNSA Versailles, Marion Verboom à la Galerie Lelong « Da Coda », Design Sediments à Huidenclub, Rotterdam,
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