Pierre Bismuth, Ce qui n’a jamais été / Ce qui pourrait être
MRAC Languedoc-Roussillon, Sérignan, du 15 novembre 2014 au 22 février 2015*
par Maëla Bescond
Pierre Bismuth, tour à tour artiste contemporain, scénariste ou réalisateur, embrasse des champs d’action artistique multiples, à travers des œuvres souvent réalisées en série.
Sphère privée / sphère publique, histoire de l’art, langage, image, cinéma, culture populaire, identité sont autant de thèmes déployés dans ses pièces depuis la fin des années quatre-vingt, préférant toujours le processus au résultat. Caractérisée par une réflexion ouverte sur le statut de l’œuvre d’art, sa pratique questionne la représentation et la réception critique des productions au moyen de gestes et d’interventions jouant de déplacements, de détournements ou d’appropriations.
Sa récente exposition monographique au musée d’Art contemporain de Sérignan, « Ce qui n’a jamais été / Ce qui pourrait être », fait écho à la pensée de Giorgio Agamben et, plus particulièrement, au principe du désœuvrement, défini par le philosophe comme « une activité qui consiste à rendre inopérantes toutes les œuvres sociales de l’économie, du droit, de la religion pour les ouvrir à d’autres usages possibles(1) ». Ces nouveaux usages sont envisagés comme autant de potentialités toujours induites dans les œuvres de Pierre Bismuth, des interstices au sein desquels on se glisserait.
Comment les œuvres fonctionnent-elles et comment peuvent-elles agir sur le réel ? L’exposition présente une œuvre in situ issue d’une mésentente entre l’artiste et le CAC Brétigny en 2001 : alors qu’il souhaitait retirer une cimaise de son exposition et que cela lui fut refusé, Pierre Bismuth décida de l’évider de cercles du plus grand diamètre possible afin d’en retirer le maximum de matière. Les cercles débités, posés au sol, formaient ainsi des sculptures brutes et minimales. Ce concours de circonstances donna naissance à une série qui se déploie encore aujourd’hui dans divers lieux d’exposition, sur de multiples supports : moquette au Kunstmuseum Thun en 2005 pour l’exposition « Tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire », carton ondulé (Something Less, Something More – DIY, CEC, 2009) ou même toile tendue sur châssis. « Quelque chose en moins quelque chose en plus » est aussi une œuvre qui sous-tend l’idée du labeur comme un moyen de s’émanciper d’une réflexion intellectuelle. Le travail devient là « un moyen de faire des œuvres sans réfléchir, de façon mécanique(2) ».
Faire du problème la solution : un adage qui s’applique régulièrement dans l’œuvre de Pierre Bismuth ; en témoigne En prévention de mauvais fonctionnement technique (vidéo de Bruce Nauman débranchée) (2003), qui consiste à présenter une pièce de l’artiste américain sur un moniteur débranché. La première occurrence de cette œuvre eut lieu à la Biennale de Séoul en 2000, où Pierre Bismuth débrancha une vidéo de Douglas Gordon, s’attaquant ainsi à un autre mastodonte de l’art vidéo3. Ici, la question n’est finalement pas tant de savoir si le support vidéo est réellement présent mais de saisir l’intérêt du travail de citation effectué. Le titre, n’énonçant que ce que la pièce produit, renvoie aussi directement au readymade aidé de Marcel Duchamp, In advance of the broken arm (1915). L’on retrouve ce travail sur le langage dans la série Performances dont trois pièces sont présentées à Sérignan : il s’agit de toiles recouvertes de courts textes sur fond bleu Chroma Key (destiné aux incrustations) informant ou décrivant des actions parfaitement banales de personnages qui pourraient, ou pas, exécuter l’action : « Toutes les trois heures, du 15 novembre 2014 au 22 février 2015, un homme circulera dans les salles du Musée Régional d’art contemporain à Sérignan comme s’il regardait l’exposition de Pierre Bismuth. Au même moment, une jeune femme entrera dans la pharmacie de l’avenue de la plage pour demander une boîte de paracétamol. » À nouveau, la simplicité du geste de l’artiste désarme : on ne sait plus qui du visiteur ou d’un performeur effectuerait l’action, ces dispositifs flirtant avec l’idée d’une mise en scène du quotidien.
Deux puissants néons(4) et deux peintures à l’huile réalisées par des copistes chinois figurant les mots « Coming soon » faisant à la fois écho aux éléments visuels d’accroche diffusés au cinéma autant qu’à un référent inconnu, ou encore inexistant, figurent aussi dans « Ce qui n’a jamais été / Ce qui pourrait être ». Qu’arrivera-t-il bientôt ? « Coming soon », ces deux mots semblent promettre un univers fictionnel, renforcé par trois œuvres de cette même série dans la dernière salle de l’exposition. Le rapport au cinéma est ici prégnant : Pierre Bismuth fait l’analogie entre le genre cinématographique (horreur, science-fiction…) et des objets de nature et d’origine différentes au sein d’un même cadre par le moyen de la police d’écriture utilisée pour « Coming Soon ». Il appose sur le verre de tableaux chinés aux puces le « slogan » en lettres qui dégoulinent, évoquant ainsi le cinéma d’horreur. Le tout est évidemment grossier, tant l’association est évidente, et souligne avec humour certains codes stylistiques du cinéma ancrés dans l’imaginaire collectif.
Cyclo, réalisée à l’occasion de l’exposition, se compose de six caissons de bois de tailles différentes accrochés au mur ou posés au sol. Vus de l’extérieur, ils semblent être de simples caisses de transport ; de face, l’on s’aperçoit qu’ils sont peints du vert Chroma Key, couleur des décors d’incrustation aux potentialités infinies, mais inutilisés. La référence formelle à la sculpture minimale est évidente mais avec une modification des « conditions de perception de l’œuvre d’art et [de] sa conceptualisation5 », une idée qui traverse par ailleurs tout l’œuvre de l’artiste.
Plus loin, trois affiches (Biopic-Marcel Duchamp ; Biopic-Ed Ruscha ; Biopic-Jeff Koons) associent stars de cinéma et de l’histoire de l’art, imaginant des films dans lesquels Tom Cruise incarnerait Jeff Koons, Basil Rathbone, Marcel Duchamp, et Clint Eastwood, Ed Ruscha. Ce dernier portrait fictif résonne ici de manière particulière puisqu’un premier long métrage réalisé par Pierre Bismuth autour de cet artiste est prévu pour 2016. Il s’agira d’une fiction documentaire narrant la quête d’une œuvre de Ruscha, Rocky II, un faux rocher que ce dernier aurait dissimulé dans le désert de Mojave en 1976. Bismuth y mènera l’enquête à l’aide d’un détective privé, à grands renforts d’interviews de directeurs de musées et autres personnalités du monde de l’art. Rocky II : le Mac Guffin de Bismuth pour tenter d’approcher un artiste qu’il admire ? Dans la bande-annonce, l’on voit Ruscha interpellé lors d’une conférence de presse en 2009 : « Where is Rocky II ? » et botter en touche. Et Bismuth d’ajouter : « si une chose est cachée, c’est pour qu’on la trouve ».
L’aller-retour entre la dimension ludique de la chasse au trésor et la conceptualisation de celle-ci renforce considérablement le suspense de l’enquête : le sérieux du sujet (retrouver une œuvre d’art) se mêle à l’absurdité de la quête (un faux rocher parmi les vrais… on n’est pas si loin des Monthy Python).
Le travail de Pierre Bismuth, c’est l’affirmation d’une filiation aux conceptuels américains et aux mouvements d’avant-gardes belges et français des années soixante ouverte sur une logique de production qui dépasse le rapport d’appropriation pure. C’est un système de signes qui se construit au fil du temps, qui crée un commentaire indirect de l’œuvre, déterritorialise la pratique pour pénétrer différents champs — intellectuel, artistique, politique ou médiatique.
* Commissariat : Nicolas Jolly.
[1] Juliette Cerf, « Le philosophe Giorgio Agamben : “La pensée, c’est le courage du désespoir” », Telerama.fr, 2012.
2 Rencontre avec Pierre Bismuth, 28 février 2014, Centre Pompidou, Paris. Dans le cadre du Nouveau Festival.
3 In prevention of technical malfunction (Unplugged Douglas Gordon’s work), 2000. Le commissaire ne souhaitant pas présenter la vidéo de Douglas Gordon qu’on lui imposait, Pierre Bismuth se proposa d’intervenir en la débranchant.
4 Coming Soon (2010) et The Future Is Coming Soon (2011).
5 « Attention, chien méchant ! L’œuvre de Pierre Bismuth selon Raimar Stange », Raimar Stange in Pierre Bismuth, Flammarion, coll. La Création contemporaine, Paris, 2005.
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