Pippa Garner au FRAC Lorraine
Pippa Garner
Frac Lorraine, Metz
Jusqu’au 20 août 2023
Une fois n’est pas coutume, le Frac Lorraine accueille quatre expositions monographiques – trois plus le désormais traditionnel programme Degré Est. Trois d’entre elles ont en commun d’explorer les seuils, à l’intersection de la terre et de la nation pour Claire Pentecost, du corps et de la formule chimique pour Adelhyd van Bender, et de l’invention et du refus de la société de consommation pour Pippa Garner dont il s’agit de la première exposition personnelle en France. Inventrice, photographe, performeuse, autrice, Pippa Garner est née en 1942 à Evanston dans la banlieue nord de Chicago, sous le nom de Phillip Garner. Elle s’installe à Los Angeles en 1961 et prend peu à peu conscience de la dimension artistique de son travail au début des années soixante-dix. Elle commence une transition de genre dans les années quatre-vingt qu’elle présente comme un « projet artistique visant à créer une désorientation dans ma position dans la société et à empêcher en quelque sorte toute possibilité de retomber dans un stéréotype ». Considérant le genre comme l’élément fondamental de l’identité du consommateur, elle ne va cesser de vouloir le corriger en l’abordant comme une simple donnée à reconfigurer.
Pippa Garner se forme dans le programme de design automobile du prestigieux Art Center College of Design de Pasadena en Californie. Sa présentation de fin d’études en 1969 annonce sa future pratique alors même que son « Kar-Mann (Half Human Half Car) », un prototype moitié voiture, moitié humain – le bas du corps d’un homme accroupi, levant la jambe en simulant la miction du chien –, a conduit à son exclusion de l’institution. Un peu plus tard, en 1973, elle modifie le châssis d’une Chevrolet Biscayne de 1959, créant la « Backwards Car », un véhicule qui semble rouler dans la direction opposée au sens de la route. Le projet témoigne de la fascination critique de l’artiste pour les voitures, l’objet le plus fétichisé de la société américaine, qu’elle va d’abord détourner avant de cesser de l’utiliser en raison de son impact écologique négatif. On peut également y déceler un refus de plus en plus prégnant des catégories, dont celles liées au genre, refus déjà présent dans « Kar-Mann ». Dans les années quatre-vingt-dix, Pippa Garner déclarera qu’elle préfère s’autopropulser. Depuis qu’elle a cessé de conduire, les seules voitures qu’elle utilise sont des véhicules à pédales qui roulent au ras du sol. Sa critique de la culture automobile dénonce le mode de vie étasunien, ses véhicules surdimensionnés et leurs contradictions.
Un travail régulier d’illustratrice pour la presse lui permet de réaliser certains de ces concepts les plus extravagants à l’image de la « Backwards Car ». Elle brouille délibérément les frontières en insérant ses images dans les espaces publicitaires. Cette interaction entre l’art et la publicité a parfois été mal comprise, certains qualifiant sa pratique de commerciale plutôt qu’artistique. Sans jamais se départir de son humour, elle dénonce les préjugés de toutes sortes, notamment ceux qui touchent à la classe sociale et au genre. « Je serais plus belle mais j’ai manqué d’argent » peut-on lire sur l’un de ses premiers « t-shirts à slogan » qu’elle va produire et porter par centaines et dont un ensemble significatif est cloué à même l’un des murs du Frac Lorraine, formant un arc-de-cercle au-dessus d’une porte. Puisant dans un système publicitaire familier aux marques, elle transforme son corps en panneau d’affichage pour ses slogans culturels et autobiographiques. « Non seulement les entreprises ont obtenu de la publicité gratuite avec des t-shirts à slogan » explique-elle, mais en plus « elles ont fini par être payées par les consommateurs qui voulaient faire de la publicité au nom de l’entreprise ». Il y a en effet une certaine ironie à porter un vêtement fabriqué en série, affublé d’un slogan impertinent au service de la marque que l’on exhibe. Pippa Garner utilise son art comme une arme pour révéler ces absurdités grossières. En parodiant de façon flagrante ces t-shirts à formule, elle les fait entrer dans une catégorie similaire de citations gauchement ironiques. Comme ces t-shirts, les œuvres d’art sont aussi des marchandises tout en étant des objets emblématiques de la culture. Il est possible de personnaliser son corps, à l’intérieur comme à l’extérieur. « J’ai toujours considéré mon corps comme une sorte de jouet » avoue-t-elle.
Pippa Garner a grandi dans la suffocante normativité américaine de l’après-guerre. Sans doute cette époque a-t-elle influencé son besoin d’émancipation face à une binarité de genre n’offrant aucune alternative. D’où son travail qui porte sur le « piratage du genre », son expansion mais aussi sa marchandisation. Les inventions de Pippa Garner sont des satires de la culture de consommation américaine à son firmament. Elle plonge dans un monde où le queer aide à refléter la crise climatique, en créant notamment à partir de rebuts capitalistes. Avec son optimisme inébranlable, elle dépeint les joies de se déplacer à Los Angeles en voiture à pédales ou à vélo. La majeure partie de son œuvre, réalisée entre la fin des années soixante et les années 2010, n’a pas été archivée. Aucune institution ne s’est suffisamment intéressée à son travail pour le collecter et le conserver. Ce qui reste aujourd’hui est essentiellement un corpus photographique pris directement par l’artiste. En faisant le choix de conserver une documentation de ses œuvres plutôt que les œuvres elles-mêmes, Garner déplace l’attention sur les images plutôt que sur les objets, renvoyant à la manière dont les réseaux sociaux mettent en scène notre rapport à la réalité. C’est d’ailleurs grâce à la photographie qu’elle va acquérir une reconnaissance publique.
« Les hommes ont dirigé le XXème siècle. Aucun doute là-dessus » constate-t-elle. Au début du XXIème siècle, la visibilité trans s’est largement accrue. En rupture avec la pensée binaire, Pippa Garner fait de sa transition une manifestation de son attitude expérimentale, de son sens de l’humour et de son lien profond avec la nature transitoire de la vie matérielle. Sur l’un de ses t-shirts à slogan est écrit « Human by default ».
1 Christophe Martet, « Chaque fois qu’elle se trouvait en terrain conquis, Pippa Garner passait à autre chose », entretien avec Fanny Gonella, Komitid, 5 juin 2023, https://www.komitid.fr/2023/06/05/fanny-gonella-chaque-fois-quelle-se-trouvait-en-terrain-conquis-pippa-garner-passait-a-autre-chose/
2 Esquire, Rolling Stone, Vogue, Playboy, Car & Driver, Arts & Architecture, entre autres.
3 Nicole Miller, « Everything Is Objectification : An Interview with Pippa Garner », X-TRA, automne 2019, vol. 22, n°1, https://www.x-traonline.org/article/everything-is-objectification-an-interview-with-pippa-garner
4 Travis Diehl, « Pippa Garner’s gender-bending satire on America’s consumer culture », Financial Times, 11 février 2022, https://www.ft.com/content/5c007614-eb8d-445b-b922-0da38c8628d8
5 Elle parle de « gender hacking ».
6 Travis Diehl, « Pippa Garner’s gender-bending satire on America’s consumer culture », op. cit.
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Head image : Pippa Garner, vue d’exposition au 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz, février – août 2023, photo Fred Dott courtesy de l’artiste et STARS Gallery, Hollywood.
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi ,
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