Playground
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Le festival « Playground » offre chaque année un panorama de la performance dans ses aspects les plus innovants. La performance est devenue au fil des ans une pratique incontournable au sein de l’art contemporain, pour ne pas dire un médium, ce qui fait l’objet de multiples discussions entre théoriciens et artistes pour définir un phénomène qui s’est lentement, mais sûrement, installé au cœur même des expositions comme une amorce, un accompagnement, ou encore une échappatoire à l’ordre « figé » des œuvres exposées. À Leuven, la performance a toujours été considérée comme un art majeur et non pas comme une figure interstitielle qui viendrait rendre plus vivante une exposition. Le festival « Playground », qui se déployait cette année entre les deux sites du Stuk et du M, explore toutes les occurrences d’une pratique qui se dégage peu à peu de ses cadres expositionnels pour lui donner les moyens d’affirmer sa singularité, à la limite du spectacle vivant, de la danse, de la sculpture, du théâtre, dans une porosité extrême de toutes ces disciplines et d’autres encore. Le public se retrouve plus qu’à son habitude au cœur des mouvements spatiaux et choraux générés par les artistes ; il est intégré plus ou moins malgré lui dans une dynamique qui l’inclut d’emblée et qui, si elle ne l’enjoint jamais de façon autoritaire à participer, l’invite certainement à se rendre plus acteur et moins passif, plus « spectacteur », d’une certaine manière.
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Peter Morrens déambule au milieu d’un public dispersé sur l’estrade et les marches de la salle de concert du Stuk. L’artiste – qui expose un étage plus bas son travail aux multiples entrées dans lequel domine un sens certain de la dérision et de l’absurde – mélange les médiums, joue avec les espaces du musée, fait circuler sur un rail aérien une sono qui diffuse un monologue. Il prolonge son univers dans une performance immersive où une musique dissonante se mêle à des activations intempestives d’objets, comme un présentoir de cartes postales qui se met à tourner subitement autour de son axe. Accompagné de ses complices musiciens, l’artiste semble comme égaré au milieu d’une pièce de théâtre, dont il improviserait au fur et à mesure les dialogues, alternant indifféremment le français, le flamand et l’anglais ; on se perd dans un monologue décousu, constamment interrompu par les glitchs et les vrombissements de basse qui font trembler le sol. Il y a quelque chose de beckettien dans cette proposition, mais un Becket mis en musique par un John Cage et performé au beau milieu des spectateurs. L’immersion est un trope incontournable de la performance, du moins celles présentées à « Playground » : que ce soit celle de Bosse Provoost & Ezra Veldhuis, de Yael Davids, de DD Dorvillier ou encore de Jean-Charles de Quillacq, chacune de ces propositions répond à un désir d’inclure le spectateur, de le rendre plus conscient, de l’« engager », soit par une plongée sensorielle comme le met en scène la performance de Provoost & Veldhuis, soit en l’amenant à participer aux mouvements générés par les artistes comme le font Yael Davids ou DD Dorvillier, qui interrogent plus en profondeur la motivation des spectateurs. Dans COS it’s in the cards, la chorégraphe anglaise fait directement appel au public qui est invité à choisir des cartes qui posent des questions de tous ordres auxquelles il sera répondu par des fragments dansés tirés du répertoire de l’artiste, manière d’impliquer un public, certes de manière minimale, mais somme toute efficace, puisque c’est le choix du spectateur qui déclenche la réponse performée. Quant à Jean-Charles de Quillacq, sa prestation engendre un trouble certain auprès de « spectateurs » qui se retrouvent dans un premier temps soumis à la transformation de leur apparence (leur nez pris dans un moule d’argile qui servira de contre-moule, mais restera fixé sur leur visage le temps de la performance), puis autorisés à demander à l’artiste, dans un one to one en huis clos encore plus troublant, de lui faire faire ce qu’ils veulent… On pense évidemment à Rythm 0 de Marina Abramovic, qui livrait pendant une durée interminable son corps objectivé aux dernières extravagances et violences des spectateurs. Sauf que, ici, l’absence de spectacularisation et l’intimité du dispositif invitent plus à l’introspection et à des considérations sur la responsabilité personnelle, l’empathie, le désir, ou encore ce qu’Erving Goffman appelle la « métaphore théâtrale ». Dans la performance de Bosse Provoost & Ezra Veldhuis, A pulse with no body a sun with no sky, l’immersion est plus littérale : le public est allongé au sol sur des tapis en mousse et plongé dans une obscurité entrecoupée de flashs lumineux qui scandent un discours porté par une voix sensuelle ; le récit imaginé par les deux artistes flamands vous transporte au milieu de rêves d’animaux aussi disparates que des rats ou des éponges de mer, nous interpellant sur l’apparentement génétique de tous les êtres vivant sur Terre et sous la surface de l’océan.
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Dans son dernier ouvrage1, Julie Pellegrin tente de revenir sur les tenants et les aboutissants de la performance, l’opposant à la notion, apparue concomitamment aux États-Unis dans les années 1960-1970, de performance au sens néolibéral et donc concurrentiel. La question politique est évidemment abordée car, pour l’autrice, elle fait partie intégrante de la performance entendue comme une mise en situation qui tend à sensibiliser les esprits. Elle se méfie cependant de la notion d’engagement en art qui renvoie à une époque révolue chargée d’autoritarisme pour lui préférer « sa capacité à critiquer et à subvertir les normes du contrôle social ». Dans ce même ouvrage Yael Davids nous livre ses réflexions sur ce que devrait être la performance2, des préconisations que l’on retrouve exemplifiées avec « Playground » : dans A Line, a Word, a Sentence, les lèvres des acteurs ne font qu’apparaître à travers des orifices percés dans des panneaux, les bouches sont muselées, la parole est censurée, les corps « parlent » et déplacent les spectateurs ; ce sont les interactions entre ces derniers et les performeurs (castés parmi la population locale) qui définissent la performance autant que le script édité par l’artiste… Le jeu qui se trame entre ces deux corpus de participants installe une ambiance légèrement anxiogène qui résonne avec des situations très actuelles de confinement, de nasse, d’enfermement : dans la performance de l’artiste israélienne montrée à Leuven, il était fait clairement allusion à la situation du peuple palestinien.
Notes
1. Julie Pellegrin, (Non) Performance. A daily practice, Monlet, T&P Publishing, 2024
2. Yael Davids : « Je ne peux plus supporter ce grand écart entre ce que je vis en tant que performeuse et la sorte de paresse, voire de luxe que d’être spectateur·ice dans ce contexte. Je ne veux plus souscrire à l’impératif d’assurer le divertissement. […] Mon parcours est influencé par Yvonne Rainier et la danse postmoderne. Il ne s’agit pas de minimalisme, mais de travailler avec les éléments fondamentaux, le corps et l’espace. Si j’amène autre chose, ça doit avoir une fonction, ça ne peut-être du décor ou de l’illustration. », op. cit, pp. 105-112.
Head image : Yael Davids, A Line, a Word, a Sentence, 2024, Playground (STUK & M Leuven). © Robin Zenner.
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- Du même auteur : Naomi B Cook, MAMC+, Saint-Étienne, Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon,
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