Politiques et poétiques du don et de l’échange dans le champ de l’art
Monnaie de Paris, Mac/Val, Laboratoires d’Aubervilliers et musée de l’Homme
Au cours des dernières années, l’œuvre d’art est souvent apparue comme l’ultime fétiche d’un capitalisme tardif débridé, un produit de spéculation dont l’artiste serait le pourvoyeur recruté parmi les poulains d’écuries internationales les dopant jusqu’à épuisement. Comme par réplique aux embardées du grand casino de l’art, plusieurs institutions parisiennes et artistes proposent actuellement de nous inviter à repenser notre rapport à l’œuvre d’art et à nous interroger sur la question du don, de l’échange ou de la gratuité.
Déjà dans les années quatre-vingt-dix, comme pour répondre à l’hystérie consumériste des années quatre-vingt, nombre d’artistes introduisent dans leur pratique des invitations faites aux regardeurs à s’émanciper d’une consommation purement visuelle des œuvres pour privilégier des approches relevant de la participation ou du don. Qu’il s’agisse des soupes de Rirkrit Tiravanija, des bonbons à emporter de Félix Gonzales-Torres ou des cellules à habiter d’Absalon, l’œuvre d’art s’offre à un réinvestissement des formes par les attitudes du visiteur, dont le champ fera l’objet de l’étude de Nicolas Bourriaud dans son ouvrage Esthétique relationnelle. C’est à cette époque, en 1995, qu’Hans-Ulrich Obrist curate « Take Me, I’m yours » à la Serpentine Gallery de Londres. Pensée dans une perspective post-Fluxus, l’exposition envisage alors de saper joyeusement les derniers contreforts de l’institution de l’art en invitant les visiteurs à emporter toutes les pièces présentées. Sont ainsi réunies des œuvres qui, par leur nature, sont susceptibles de faire l’objet d’une opération de soldes générales où tout doit disparaître : les tas de vêtements de Christian Boltanski, les bonbons de Gonzalez-Torres, le plateau de fruits à acheter de Jef Geys, le distributeur d’objets de première nécessité de Christine Hill… Ces objets constituent certes par leur nature un pied-de-nez à la notion même d’aura, toutefois, mis en concurrence dans ce qui peut ressembler à un joyeux marché aux puces, ils semblent ravalés au rang de colifichets sans valeur, contredisant l’ambition même du projet : c’est le contexte d’exposition plus que le rapport instauré avec le visiteur qui ravale l’œuvre au statut d’objet quelconque. Ainsi que le formule Carl Freedman dans Frieze à l’époque : « le curateur de l’expo, Hans-Ulrich Obrist, argumente qu’en retirant les barrières et limites associées à l’œuvre d’art, une occasion d’accéder à sa signification essentielle est offerte au regardeur. Malheureusement, le résultat est un fatras d’idées gadget présentant peu de cohérence et des contradictions répétées du prétendu rejet fondamental “de la préciosité de l’original”1 ». En dépit de cette ambiguïté pointée dès 1995, le projet est réédité aujourd’hui à la Monnaie de Paris reloaded de la participation de nouveaux artistes.
La programmation d’un tel projet n’est pas anodine au moment de la FIAC et pourrait être saluée comme une parenthèse d’air frais à rebours du vaste manège de l’art auquel les foires apportent une puissance motrice essentielle. Revenant tout ébaubi de la FIAC, estomaqué par des prix atteignant des montants astronomiques, le visiteur auquel on explique qu’ici il peut tout emporter, considèrera comme un promesse de satisfaction le sac en papier recyclé siglé Christian Boltanski qui lui est tendu à son arrivée à la Monnaie. À l’opposé de l’expérience de mise à distance sociale par l’œuvre assignée au régime des objets de luxe, le sac de courses offre le soulagement d’un retour dans l’ordre du quotidien en rétablissant un rapport au monde pensé par sa consommation indolente. Le projet semble procéder d’un juste rééquilibrage des choses et d’un principe que l’on pourrait qualifier de démocratique, car manifesté par un égalitarisme devant les objets dispensés gratuitement et dont le réassort est permanent. Pourtant, en s’inspirant de « la vie réelle » et sous couvert de frivole générosité, la question de la liberté du visiteur est mise au cœur d’une exposition pensée à travers le filtre de la consommation débridée. Est-ce un hasard si la Monnaie vante son initiative comme étant portée par « un nouveau vent de liberté » ? En supprimant les barrières physiques séparant le visiteur de l’œuvre, l’incitant à toucher et à prendre, les organisateurs du projet favorisent-ils réellement l’affirmation de cette liberté du visiteur ? Les foires d’empoigne autour des fripes de Boltanski ou encore les monceaux de bonbons embarqués par poignées nous disent autre chose : le processus à l’œuvre ici semble plutôt relever d’une aliénation par des objets qui ne font plus œuvre que d’une libération par leur gratuité.
De fait, le principe que rejoue ici l’exposition, on l’aura bien compris, n’est autre que la copie d’un monde forgé dans l’antre d’un capitalisme tardif et qui n’offre comme autre perspective d’être au monde que l’accumulation effrénée de biens jetables dans le contexte duquel l’exercice du choix du visiteur-consommateur est soumis au contrôle des algorithmes fluctuants du désir. Comme par symétrie, l’exposition rejoue en creux le phénomène de la foire, en version démonétisée, qui dans son cynisme s’adresserait à un monde de gens dont les moyens sont sans limites et construisant leur identité sociale par l’accumulation d’objets. Ce n’est pas l’œuvre que désacralise le projet, que l’histoire et les artistes se sont depuis bien longtemps chargés de faire descendre de son piédestal, mais le public / collectionneur, auquel on fait croire qu’il peut atteindre aux œuvres en les possédant, qui est dégradé.
En rééditant ce projet de 1995, la Monnaie ne propose rien d’autre que la réplication du réel transformant le visiteur en cobaye d’une expérience déjà vérifiée : l’exercice débridé des plus bas instincts au service de la mystique libératrice du capitalisme. « Take me, I’m yours » est un espace anti-utopique de reproduction du monde tel qu’il est, dans lequel la gratuité a l’humain pour coût.
Changement de décor. À quelques kilomètres de la Monnaie, en périphérie sud de Paris, le Mac/Val de Vitry-sur-Seine présente des objets en bois bricolés représentant des artefacts de la vie courante. Le tout pourrait être une expo d’art naïf et le Mac/Val un musée ethnographique : ces sculpture rappellent les objets de la civilisation occidentale tels qu’ils étaient interprétés en Afrique à l’époque coloniale afin d’en récupérer les pouvoirs magiques. L’exposition présentée ici a en fait été conçue par l’artiste Nicolas Floc’h et est intitulée « Le Grand Troc, édition 2015 ». Initié en 2008 au Chili dans le cadre d’un programme des Nouveaux Commanditaires et réédité en 2009 pour la Biennale du Mercosur à Porto Alegre, le projet fait l’objet ici d’un troisième et dernier volet. Dans le cadre de son Grand Troc, Nicolas Floc’h propose à différentes communautés de réfléchir chacune à la définition de projets collectifs dont la réalisation passe par l’acquisition d’objets – ou de prestations de services – qui leur font défaut. Une fois les désirs formulés, l’artiste accompagne ces différentes communautés afin de fabriquer les sculptures en bois recyclé reproduisant un objet réel nécessaire à la réalisation de ces projets. L’objet réalisé en bois est alors proposé au troc contre son équivalent réel. Pour son premier volet en 2008 dans la banlieue de Santiago du Chili, Nicolas Floc’h a mis en place un « atelier des désirs » auquel ont participé des familles vivant en grande précarité dans des campements de fortune, ancrant de fait son projet dans une réalité locale. Les objets réalisés ont été présentés dans un musée de la région et ont fait, pour certains, l’objet d’échanges avec le modèle réel dont ils s’inspiraient. Grille-pains, fours, machines à coudre, laptops et autres enceintes y forment le catalogue en bois d’une poésie du quotidien inspirée de la réalité de gens pour lesquels ces objets élémentaires restent une abstraction. Lors de la deuxième étape au Brésil en 2009, l’artiste a notamment travaillé avec les enfants d’une école de Porto Alegre qui ont réalisé un bus de 16 places en bois, lequel a été échangé avec un vrai bus par le musée de Lima au Pérou. À Vitry-sur-Seine, en raison du contexte français, l’artiste a choisi de travailler avec des institutions, à savoir deux collèges de banlieue et un service social. Le Mac/Val présente ainsi les nombreux objets en bois résultant des concertations, votes et délibérations des élèves à propos des objets nécessaires à la réalisation de projets communs : instruments de musique, infirmière, maillots de foot… Pensés dans une logique de partage du faire, ces objets sont tous signés conjointement de l’artiste et des élèves.
Par le biais du Grand Troc, Nicolas Floc’h réalise des chaînes de transformation interrogeant la question de la valeur : valorisation d’éléments de rebut recyclés en objets sans valeur d’usage aux yeux des élèves mais susceptibles d’être remplacés comme par magie par un objet utilitaire désiré ; valeur symbolique de l’œuvre que prennent aux yeux du regardeur les modestes objets de bois dès lors qu’ils intègrent un contexte muséal ; valeur matérielle que donne le « collectionneur troqueur » en soustrayant des objets à l’économie réelle pour alimenter le circuit artistique et reverser en retour l’objet de bois dans l’économie de l’art afin de lui conférer une valeur nouvelle. En faisant du musée un espace de troc, Nicolas Floc’h dessine une utopie réalisable combinant les désirs des élèves aux projections des regardeurs dans une alchimie produisant de la valeur par le principe même de l’échange.
À l’opposé géographique du Mac/Val, dans la banlieue nord de Paris, les Laboratoires d’Aubervilliers présentent une exposition de Katinka Bock intitulée « Zarba Lonsa », soit le salon bazar en verlan. De part et d’autre d’un cercle de branchages sont accrochées, posées ou suspendues des sculptures en céramique évoquant d’épais linges pliés enveloppant des objets incertains voire absents. Une atmosphère évoquant un Pompéi repensé par des chamans. Le projet est le résultat d’une résidence de l’artiste aux Labos au cours de laquelle elle est allée à la rencontre de la population extraordinairement diverse d’Aubervilliers, proposant à une quinzaine de commerçants de la ville de troquer un objet de leur choix contre une de ses sculptures. Seule obligation pour leurs récipiendaires : les exposer quelque part dans le magasin pendant la durée de l’expo. En échange, l’artiste est repartie avec une queue de bœuf, un chapeau de mariée, un morceau de viande, un T-shirt, un lecteur MP3… Un inventaire à la Prévert d’objets qu’elle a fait cuire dans ces enveloppes de terre dont les produits de combustion en céramique sont présentés dans l’exposition, comme des linceuls enveloppant des artefacts pour partie évadés en fumée. Leur présence fantomatique atteste d’une double soustraction des objets au monde : dans un premier temps au circuit de l’économie réelle, retirés de l’étal des marchands par échange contre une sculpture, dans un second temps au champ du visible par leur consumation.
Dans ce projet placé sous le signe du don et du contre-don, l’artiste introduit des modes transactionnels qui perturbent l’idée de valeur indexée sur un équivalent financier dans un contexte marchand. Ainsi qu’elle l’explique, « dans sa sociologie du don, l’ethnologue Marcel Mauss dit bien que, si aucun échange n’est gratuit, il n’est pas forcément nivelé sur la même norme : tout ne peut donc pas être mesuré selon la valeur du marché ou celle d’un échange intellectuel, mais parfois simplement dans l’empathie2. » Le cercle de branchages autour duquel s’organise l’exposition a été assemblé à l’aide de morceaux de bois collectés par l’artiste au fil de ses pérégrinations dans Aubervilliers, son diamètre équivaut à la largeur de la porte d’entrée des Labos. S’il matérialise la dimension rituelle du passage entre intérieur et extérieur du lieu de l’exposition, il dessine aussi le périmètre transactionnel métaphorique dans lequel s’effectuent les opérations de don et de contre-don et qui pourrait être celui de l’art : une surface sur laquelle les jeux d’équivalence d’une économie réelle indexée sur la valeur monétaire ne sont pas opérants et cèdent le pas à d’autres principes d’échange.
Retour dans les beaux quartiers. Au musée de l’Homme, Council (Gregory Castéra et Sandra Terdjman) organisent un Blackmarket le 21 Novembre dans la perspective de la COP21. Accompagnant le projet de l’artiste allemande Hannah Hurtzig, ils invitent soixante-quinze personnalités du monde de l’art, des sciences ou de la politique à engager des conversations individuelles. Les membres du public sont invités à s’inscrire à une conversation avec la personnalité de leur choix qui développera son propos dans le cadre d’un entretien de trente minutes. Ceux qui le préfèrent pourront écouter les conversations retransmises par casques. C’est pour ainsi dire « une exposition de conversations » qui est organisée ici, à la fois éphémère et immatérielle, avec pour objectif de remettre la parole au centre des processus transactionnels, tout en évitant un schéma autoritaire de déversement du savoir. Certes, « l’expert » sollicité dispense une parole sur un sujet annoncé au préalable, mais l’auditeur apporte en échange un objet, une expérience voire peut-être sa propre parole. Le projet plonge ses racines dans une pensée de la réévaluation des intelligences telle que l’a décrite Jacques Rancière dans Le Maître ignorant, et qu’évoque le sous-titre du projet : Useful knowledge and non-knowledge : la connaissance utile et la non-connaissance. Une approche postulant une égalité des intelligences permettant à l’élève d’apprendre par sa propre intelligence plutôt que par un savoir assené par le maître, traçant par là-même un chemin de liberté qui se conquiert comme une indépendance. Le Blackmarket apparaît dès lors comme une écologie du partage des savoirs ainsi que l’ont pratiquée nombre d’artistes au cours des années 2000 avec l’institution progressive du workshop, et qui rappelle ici le partage des savoir-faire mis en œuvre dans le projet de Nicolas Floc’h. Par ailleurs, pris dans l’autre sens, pas celui des racines mais des branches, le projet dessine des ramifications infinies et présente un foisonnant théâtre du savoir qui reflète les modes de pensée du monde par croisement des matières, recoupement des points de vues et sollicitations de tous les champs de la connaissance dans une logique hybride contemporaine propre à une pensée de l’Anthropocène.
Au final, c’est une écologie globale du système institutionnel de l’art autour de Paris que formule la simultanéité de ces quatre expositions et projets.
Au cœur de la capitale, la plus vieille institution de France qui opère une stratégie de repositionnement international, fait appel au curateur global – Hans-Ulrich Obrist – pour s’enferrer dans la reprise d’un projet dont la réédition pointe une vision parfaitement illustrative d’un capitalisme tardif s’essoufflant dans les stratégies d’autopromotion d’une machine célibataire partie en vrille aux dépends de l’humain, donc de la Terre. Comme s’il s’agissait d’écrire le dernier chapitre d’une histoire dont l’origine coïnciderait avec la fondation de l’institution monétaire même.
En périphérie de la capitale, les forces centrifuges de la pensée proposent deux visions poétiques « alternatives » de la question de la valeur, déconnectée de son indexation monétaire et basée sur des processus transactionnels liés au don ou à l’échange, à la revalorisation du projet ou encore à l’empathie.
Enfin, le bourgeon effervescent qui vient parasiter temporairement l’auguste institution du musée de l’Homme met en perspective la nécessaire articulation opérée aujourd’hui entre des pratiques de « marché noir » appliquées au champ de la connaissance et des institutions établies qui dispensent le savoir officiel, attestant par ailleurs la nécessité de replacer les savoirs au cœur des processus transactionnels, comme un vadémécum pour appréhender les complexités du présent.
Pour conclure, saluons une écologie de la pensée de l’art militant contre une gratuité dont le corollaire n’est autre que l’appropriation spéculative et indexant sa pertinence à la réciprocité d’échanges intellectuels, émotionnels ou matériels.
1 Carl Freedman « Take Me (I’m Yours) », Frieze n°23, June-August 1995.
2 Propos recueillis par Emmanuelle Lequeux, in Le Quotidien de l’Art, n°912, 2 octobre 2015.
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- Du même auteur : Ugo Rondinone, Becoming Soil, Isabelle Cornaro, Tout le monde , Inside, Palais de Tokyo, Paris, Kent Monkman, L’artiste en chasseur,
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