r e v i e w s

Projections au Carré d’art de Nimes

par Pierre Tillet

Projections
Jeux d’espace-temps

Il y a au moins deux manières de lire le projet moderne. L’une porte sur le sujet, institué puis sanctuarisé jusqu’à son hypertrophie contemporaine (Descartes, Kant), ou bien critiqué, déconstruit (Nietzsche, Freud, Heidegger). L’autre concerne davantage la temporalité, philosophiquement historicisée (Hegel, Marx et Engels, Foucault), ou analysée sur la base de rapports réinventés entre l’ancien et le nouveau (Baudelaire, Benjamin). C’est cette dernière approche, développée avec une radicale singularité, qui caractérise La Jetée (1962) de Chris Marker. Au-delà de ses composantes narratives, ce « photo-roman » repose sur l’idée d’un « trou dans le temps », d’une coïncidence entre passé et avenir qui est une inversion de l’intention moderne, selon laquelle « l’avenir est mieux défendu que le passé » (1).
Cette collision des temps est récurrente dans les œuvres de l’exposition Projections au Carré d’Art de Nîmes, qui ne porte pas tant sur une question de médium (quoique le film et la vidéo y tiennent une large place), que sur des références à l’anticipation et à la science-fiction. Après une sculpture de Daniel Arsham séduisante d’un point de vue formel, mais à la symbolique un peu lourde – un corps d’homme vu de dos, projeté contre un mur élastique, image de l’impossibilité d’une fuite en avant (2) -, l’exposition débute avec une « grotte » cinématographique en bois et carton de Tobias Putrih, où est justement projetée l’œuvre de

Iñigo Manglano-Ovalle, Oppenheimer, 2003. Vidéo, 8'. Courtesy de l'artiste et Max Protetch Gallery, New York.

Iñigo Manglano-Ovalle, Oppenheimer, 2003. Vidéo, 8′. Courtesy de l’artiste et Max Protetch Gallery, New York.

Chris Marker. Puis les vastes peintures post-apocalyptiques de Gordon Cheung, avec leur sous-texte de listings boursiers, voisinent avec un nuage d’Iñigo Manglano-Ovalle dont le morphing rappelle vaguement le mobilier de Zaha Hadid (par exemple le banc Iceberg, 2003). Dans la vidéo Arena_02 (2005), Chris Cornish modélise une énigmatique explosion sous la forme d’un aérien précipité bleu et noir filmé façon « bullet time » (The Matrix, 1999), le tout assorti d’une bande-son délicatement oppressante. À lire le texte du même Chris Cornish dans le catalogue de Projections (3), on se demande d’ailleurs dans quelle mesure les conséquences sculpturales du « bullet time » – une démultiplication figée, avec rotation, de la perspective centrale à point de fuite unique – ont été suffisamment mesurées.
Puis Iñigo Manglano-Ovalle livre un saisissant portrait-vidéo de l’inventeur de la bombe atomique, Oppenheimer, apparaissant sous la forme d’un Christ de pacotille qui se tient debout, immobile sur l’eau, dans un environnement de jungle. Jean-Pascal Flavien revisite l’épisode du monolithe de 2001 : A Space Odyssey (1968), en surimprimant une architecture-sculpture rouge et des vues de diplodocus (pour simplifier). Dans une veine proche, qui est celle du devenir entropique de l’architecture moderniste (ou de sa naturalisation), Daniel Arsham déploie dans ses gouaches sur papier calque des poutres de béton (rappelant les beams de Robert Morris), qui prolifèrent dans des forêts tropicales. Laurent Grasso filme avec la grâce illusionniste qu’on lui connaît des phénomènes naturels et magiques, c’est-à-dire dépourvus de cause apparente. Horn Perspective (2009) montre ainsi un bruissant nuage de feuilles, semblable à un organisme à géométrie variable, allant et venant à grande vitesse devant une caméra mobile qui suit un sentier de sous-bois. L’exposition s’achève (presque) par un feu d’artifice : la vidéo Pruitt-Igoe Falls (2009), où Cyprien Gaillard fond et enchaîne au ralenti une séquence de dynamitage d’immeuble avec une autre de chute d’eau vue comme de l’intérieur, auréolée de stupéfiantes variations chromatiques. Exit la référence à la science-fiction et le paradoxe du « c’est arrivé demain ». Bienvenue à ce que vous croyez voir (4).

(1) Phrase extraite de la narration de La Jetée. De même, selon Jürgen Habermas, « Le concept profane de temps modernes exprime la conviction que l’avenir a déjà commencé ; il désigne l’époque qui vit en fonction de l’avenir et qui s’est ouverte au nouveau qui vient. » Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 6.
(2) Sous l’aspect d’un jaillissement vers l’arrière (qui est l’avant du spectateur), avec un effet « Marvel » saisissant.
(3) Chris Cornish, « La Boîte englobante. Représentations de l’espace dans les techniques numériques », in Projections, cat. exp., Paris, Archibooks+Sautereau éditeur, 2009, p. 14-23.
(4) Formule d’origine obscure, mais qui pourrait être de Dominique Gonzalez-Foerster ou de William Forsythe.

Projections, au Carré d’Art, Nîmes, du 13 octobre 2009 au 3 avril 2010. Avec Daniel Arsham, Gordon Cheung, Chris Cornish, Jean-Pascal Flavien, Cyprien Gaillard, Laurent Grasso, Michael Landy, Iñigo Manglano-Ovalle, Tobias Putrih.


articles liés

GESTE Paris

par Gabriela Anco