Thu-Van Tran au MAMAC de Nice
Nous vivons dans l’éclat
10 juin 2023 – 1 octobre 2023
Comment rendre visible poétiquement et esthétiquement l’invisibilité de la marchandisation et des trajectoires de vies d’exilés, comment traduire en images et en mots la mobilité des sujets et objets, mais aussi l’extrême violence des systèmes coloniaux ?
Ce sont toutes ces questions qui font l’objet d’une très puissante exposition, cet été 2023, au MAMAC de Nice. Ici, l’artiste Thu-Van Tran, née à Hô-Chi-Minh-Ville, capitale dont elle s’est enfuie avec sa famille pour s’installer en France en 1981, occupe, avec la complicité d’Hélène Guénin commissaire et directrice de l’institution, les trois espaces du vaste second étage du musée.
Pour mieux comprendre l’œuvre de Thu-Van Tran, il est important de rappeler qu’en 2003 pour son diplôme de fin d’études aux Beaux-Arts de Paris, dans une période importante de questionnement et de doute liée à la fin de sa scolarité, l’artiste avait réalisé devant le jury une œuvre intitulée Il était une fois la jaune qui parle. Un moment performatif qui, avec causticité, traduisait déjà à l’oral et à l’écrit la trajectoire, dans l’espace vide de l’atelier, d’une existence perçue comme racisée.
Ce sont toujours ces tensions entre le dire et le faire, entre le conceptuel et le matériel qui, vingt ans plus tard, structurent l’exposition du MAMAC en trois chapitres. Le premier s’intitule À l’aube, semer,le deuxième À midi, s’exposer et brûler et le dernier Au crépuscule, oublier, muter et conter, le tout prend la forme d’un récit, plus exactement d’une dramaturgie classique puisque à l’instar de l’art poétique cher à Boileau, il respecte la règle des trois unités. L’unité de temps est énoncée par les titres inscrits sur de larges cartels aux murs. Le lieu concerne la mémoire des liens entre la France et le Vietnam et l’action explore les asymétries de pouvoir entre le colonisé et le colonisateur. Grâce aux titres des chapitres, mais aussi à ceux des œuvres, l’artiste ne fait pas simplement un travail pédagogique, elle crée des liens poétiques et imaginaires avec le regardeur. Tout en permettant aux signes de conserver leurs ambigüités et de posséder plusieurs sens.
La philosophe Marie-José Mondzain enseigne qu’il est prioritairement nécessaire de s’approprier le langage des autres, qu’il faut refuser la confiscation des mots et des images et que, dans ce processus, l’art peut jouer un rôle important pour s’émanciper. Confirmant cette réflexion, Thu-Van Tran propose trois sections qui mêlent peintures, photographies, sculptures et vidéos. Parmi celles-ci, on remarque les fresques intitulées Arc-en-ciel d’herbicides, de très grands formats faits de graphite sur papier Canson et de quelques touches de peinture aérosol qui semblent de très denses fumées grises impénétrables comme celles des explosions atomiques. Dans le même esprit, on admire les importantes fresques colorées de la série les couleurs du gris, composées de lin, de plâtre, de chaux et de pigments colorés, qu’on croirait hérités de l’abstraction lyrique américaine et de l’expression d’une émotion individuelle. Cependant ici, l’abstraction ne se contente pas de satisfaire les subjectivités plastiques, elle accompagne aussi la grande histoire puisqu’elle fait référence aux 80 millions de litres de défoliants qui furent déversés sur les forêts par l’armée américaine afin de détruire la jungle où se cachaient les combattants. C’est encore, dans le dernier espace, plusieurs lourds rideaux de caoutchouc, grandes peintures organiques qui rappellent l’importance de cette matière dans l’économie coloniale. Mais c’est surtout, et cela dans les trois espaces, des sculptures qui ont, le plus souvent, pour socle une caisse, métaphore de la circulation de la marchandise. Ce sont des moulages de fragments corporels ou de troncs, des éléments qui sont fongibles et périssables pour le colonisateur et qui sont souvent liés dans l’œuvre de l’artiste. Une esthétique du fragment qui suggère qu’avec l’exploitation et la rentabilisation des corps humains et des milieux naturels rien ne peut être assuré ou stable et qu’en conséquence aucun sujet ne peut avoir de maîtrise sur son devenir.
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Head image : Vue de l’exposition « nous vivons dans l’éclat » de Thu-Van Tran au MAMAC de Nice © JC LETT
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Armelle Leturcq : Nobody is a stranger., Paul Thek au MAMCO de Genève, Lisa Yuskavage à la galerie Zwirner,
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