Que les eaux nous guident
En octobre 2024, le binôme des curateurices, composé de Sasha Baydal et Nataša Petrešin-Bachelez, a dévoilé une exposition collective d’une générosité remarquable tant pour le nombre de régions géographiques dont elle met en lumière les destins et les interconnexions que pour la quantité de pratiques artistiques qui y sont intégrées. Intitulé Déplacements et torrents – Là où le Dnipro et l’Elbe se rencontrent, le projet accueille le public parisien à la Cité Internationale des Arts jusqu’au 18 janvier 2025, avant de réaliser ensuite un voyage en République Tchèque pour son acte deux.
L’exposition est pensée comme un endroit fictif qui serait le lieu de rencontre de deux fleuves européens importants dont les noms sont mentionnés dans l’intitulé. Même si en réalité le Dnipro et l’Elbe ne se croisent pas, Baydal et Petrešin-Bachelez proposent de songer avec elleux, de manière métaphorique, à quoi l’espace de contact de ces eaux pourrait ressembler.
Personnellement, je trouve cette façon de réfléchir avec et à partir de rivières assez inspirante pour de multiples raisons. Tout d’abord, le Dnipro et l’Elbe, tout comme les autres fleuves, ne connaissent pas de frontières nationales. Bien qu’elles soient capables de matérialiser elles-mêmes des barrières naturelles, provoquant des séparations éventuelles, les rivières ne se plient pas aux imaginaires nationalistes des humains, mais les transcendent facilement. À cet égard, les eaux garantissent la transmission et l’inséparabilité. Deuxièmement, les fleuves sont des eaux en mouvement, par définition. La question de mobilités multi-espèces (à la fois voulues, mais aussi forcées) est cruciale pour ce projet. Troisièmement, les masses d’eau peuvent être considérées en tant qu’appareils mnémoniques, car elles sont capables d’accumuler les informations et garder les traces des choses passées. Dans ce sens, les rivières viennent symboliquement « enregistrer » ce dont elles témoignent. À partir de cette réflexion rapide sur la nature des fleuves, il devient donc possible de définir les trois problématiques-clés autour desquelles l’exposition imaginée par Baydal et Petrešin-Bachelez s’articule : une perspective transnationale qui réunit les peuples de divers territoires, une idée de mobilité de toute sorte et la question de mémoire.
Ces trois aspects sont abordés par les curateurices à partir d’une géographie vaste, mais précise, qui se limite aux pays dits « post-socialistes ». Les régions (souvent ignorées) de l’Europe de l’Est, des Balkans, de l’Asie centrale, de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, ainsi que du Caucase sont donc considérées dans l’exposition, mais toutes, il est indispensable de le préciser, sont montrées à travers le regard qui émane a priori de la France ou qui vise à instaurer une certaine relation avec ce pays.
Plastiquement, le projet se déploie sur plusieurs étages de la Galerie de la Cité internationale des arts, chaque chapitre thématique étant consacré à une question précise. Un parcours multi-niveaux est ainsi assuré. Outre les œuvres présentées, chaque pièce de l’exposition révèle les documents variés issus d’archives diverses : on y trouve à la fois les archives de l’institution française d’accueil, mais aussi celles de nombreux autres pays post-socialistes abordés dans l’exposition. La plupart de ces matériaux ont été méticuleusement collectés pendant la recherche curatoriale de Sasha Baydal que iel a pu mener les années précédentes grâce à une bourse du Centre national des arts plastiques (Cnap) et à la résidence à la Cité des arts. Ainsi, le projet est le résultat d’une réflexion soutenue par un travail de recherche qui avait « mûri » depuis un certain temps.
Une des particularités frappantes de Déplacements et torrents consiste en son côté atemporel qui se manifeste par l’évocation simultanée des plusieurs époques, allant du début du siècle dernier jusqu’à nos jours. Cette diversité chronologique est obtenue grâce à la participation de jeunes artistes contemporain·e·s, mais aussi grâce à la présence d’artistes historiques dont certain·e·s ne sont plus en vie. L’exposition propose de mélanger les temporalités et les médiums pour raconter quelques-unes des nombreuses histoires liées à l’installation ou à la chute du communisme ainsi qu’aux déplacements que ces deux ont provoqués.
L’impossibilité de situer le projet de Baydal et Petrešin-Bachelez dans un cadre temporel quelconque vient sans doute souligner le caractère non-fini des constructions politiques qui peuvent nous paraître aujourd’hui déchues. En réalité, elles hantent et résistent à l’oubli. À cet égard sera particulièrement pertinente la série Prothèses optiques (2022-2024) de Danylo Halkin exposée en France grâce au fait que l’artiste a voyagé avec elle depuis son Ukraine natale qui subit actuellement l’invasion par la Fédération russe. Datant des années 1970, ces vitraux avaient décoré un des bâtiments de l’époque soviétique de la ville de Dnipro. Comment interpréter aujourd’hui ces silhouettes féminines entourées de végétation et présentées dans un lieu autre ? Ce geste de sauvegarde, d’évacuation face à des nombreux dangers potentiels, effectué par l’artiste, serait-il suffisant pour « extraire » ces œuvres du contexte originel de l’héritage colonial de leur création, l’héritage contre le diktat duquel le pays de Halkin se bat en ce moment même ?
Parfois, le fait que les objets ne soient plus là physiquement ne change pas grande chose. Leur silence peut exprimer, comme le montre le projet Green Green Grass of Home (2002) de Maja Bajević et Emanuel Licha. Toustes les deux attentif·ve·s à la place que l’architecture occupe dans la mémoire humaine, les artistes offrent une collaboration vidéo où Bajević, filmée par Licha, mène sur une belle verdure un tour mental, et bien détaillé, de son appartement d’enfance, qui fut occupé durant la guerre de 1992-1995 en Bosnie-Herzégovine et qu’elle n’aurait pas revu depuis dix ans, au moment de réaliser ce projet.
Les conflits armés entre plusieurs nations voisines constituent un thème récurrent dans l’exposition – notre époque tumultueuse oblige. Celui-ci est également abordé par l’œuvre des deux artistes d’origine arménienne Araks Sahakyan et Rebecca Topakian. Leur pièce tissée Vordan Karmir (2022) est un hommage aux victimes de la guerre du Haut-Karabakh qui éclate en 2020 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Partant du constat que l’ornement est un langage codifié, Sahakyan et Topakian intègrent dans leur tapis trois éléments visuels spécifiques qui ont été créés à partir des images « glitchées » de leurs compatriotes ayant subi·e·s de violences dues au conflit. Vordan Karmir devient porteur des traumatismes collectifs, tout en assurant leur transformation (et donc la possibilité de s’en libérer) à l’aide des techniques ancestrales.
Le collectif centrasiatique DAVRA, quant à lui, se concentre de manière critique sur l’idée de l’amitié des peuples, tant promue par le régime socialiste instauré en Asie centrale soviétique le siècle dernier. Dans leur installation multimédia Friendship of Peoples: Tashkent, Film, Exchange (2024), Saodat Ismailova, Zumrad Mirzalieva, Donna Kulmatova et Valeriya Kim revisitent et travaillent les documents d’archives du fameux Festival du Film de Tachkent qui s’est tenu dès 1958 dans la capitale ouzbèke. Cet événement phare réunissait les réalisateurices africain·e·s, latinoaméricain·e·s et asiatiques et avait provoqué de nombreux échanges et collaborations. Le festival a également contribué à procurer une place symbolique importante à la région centrasiatique, considérée marginale par les soviétiques, sur la cartographie des relations de solidarité Sud – Sud.
Parmi les pièces les plus énigmatiques de l’exposition il faut mentionner la peinture naïve, sans titre, à palette chromatique dominée par les nuances du bleu, du vert et du violet, de l’artiste Souli (Samuil) Seferov. Réalisée en 1980, l’année de sa résidence à la Cité internationale des arts à Paris, cette œuvre, sélectionnée par les curateurices pour orner l’affiche du projet, n’a jamais été exposée auparavant. Quelles sont les raisons de ce peu d’attention porté à la pratique du peintre ? Les éléments de réponse sont peut-être à voir dans l’identité rom que l’artiste était obligé de dissimuler pendant son vivant à l’époque socialiste, jusqu’à modifier son prénom.
La série des collages et des dessins de Nikolay Karabinovych, originaire d’Odesa, propose de considérer la guerre russe en Ukraine, commencée en 2014 par l’annexion de la Crimée, à travers une perspective humoristique, où les alliances géopolitiques datant de l’époque de la Guerre froide semblent maintenant ressusciter à la lumière de l’invasion à grande échelle de 2022. Grâce à la ré-utilisation par Karabinovych de certaines images, grâce aux jeux des mots en diverses langues qu’il introduit dans ses œuvres graphiques, les discours et les idées politiques variés sont présentés comme absolument vidés de sens. La maxime sur l’histoire qui se répète d’abord comme une tragédie, ensuite comme une farce, vient inévitablement à l’esprit au regard de ces pièces.
L’artiste tchèque d’origine vietnamienne Minh Thắng Phạm offre une réflexion intime sur la mobilité de sa propre famille dans Drawings about My Parents’ Life in Migration (2020-2024). L’œuvre consiste en une série de cartes postales dont chacune, signée par leur auteur et envoyée depuis le Vietnam, où l’artiste se trouvait à ce moment-là en échange d’études, directement à la Cité internationale des arts, porte un dessin réalisé par l’artiste. Dans sa globalité, et comme son titre l’indique, l’ensemble raconte l’histoire de déracinement, de migration familiale et d’installation dans un lieu nouveau, tout en liant mentalement les territoires éloignés.
Un-dividing History (2017) du libanais et ancien résident de la Cité internationale des arts Akram Zaatari serait probablement la pièce la plus poétique de l’exposition. Composée de seize tirages réalisés à partir des photographies de deux personnes dont nous connaissons aujourd’hui l’identité, ces éléments ont été récupérés par Zaatari après avoir passé plusieurs décennies en contact direct. Par conséquent, les deux corpus photographiques se sont mutuellement contaminés, ayant laissé des traces distinctes et visibles l’un sur l’autre. Les documents finaux développés par l’artiste en tant que cyanotypes montrent la ville de Jérusalem prise depuis les deux perspectives opposées – partagée, comme elle l’est, entre la Palestine et l’Israël, tout en témoignant, par sa double origine et sa double vitalité, de l’impossibilité de considérer son histoire d’une façon partitive et sélectionnée, comme il est, malheureusement, souvent le cas aujourd’hui.
Riche en contenu et important en termes de visibilité qu’elle procure aux histoires et géographies rarements prises en compte en France, le projet Déplacements et torrents ne fait que montrer au final que nos vies seraient autres, peut-être plus sereines et moins douloureuses, si l’humanité avait le courage de s’inspirer des fleuves. Nous aurions été peut-être plus uni·e·s et moins soucieux et soucieuses de nos différences. Puisque là où les deux rivières fusionnent, il n’y a pas d’exclusion, ni de suppression – leurs eaux deviennent simplement une.
Head image : Maja Bajević et Emanuel Licha, Green Green Grass of Home, 2002. Nouveaux médias, vidéo, 2 sources son, 17 min 53 s. Collection du Centre national des arts plastiques (Cnap), achat en 2007. Inv.: FNAC 07-517 (1 et 2). Courtesy : Maja Bajević, Emanuel Licha et le Cnap.
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