Radek Brousil à la Maison de la Cloche en Pierre, Prague
Radek Brousil, « Can You Still Feel the Butterflies? »
8. 11. 2023 – 18. 2. 2024
Curatrice: Sandra Baborovská
Maison de la Cloche en Pierre, Prague City Gallery (GHMP)
Avec l’exposition « Can You Still Feel the Butterflies? », centrée sur le film éponyme, Radek Brousil orchestre un crescendo d’installations in situ, anticipant le visionnage du film lui-même.
L’exposition se passe dans la cave médiévale de la Maison de la Cloche en Pierre de la Galerie municipale de Prague, amplifiant son impact visuel grâce à un arrière-plan venu d’antan qui extrait les spectateurs du contexte contemporain. Chaque espace contient une installation in situ qui fonctionne de manière autonome, tout en étant également citée dans le film. Il est impossible de déterminer si le film ou les œuvres laisseront une plus forte impression, car les deux entités peuvent exister indépendamment tout en renforçant mutuellement leurs empreintes sur la conscience des spectateurs. Dès lors, l’artiste a pu merveilleusement intégrer l’exposition dans l’espace brut de cette cave gothique, sans miner son importance visuelle, historique et contextuelle. Toutefois, les œuvres de Radek Brousil sont mises en valeur sans être éclipsées par le cadre imposant.
Le parcours de l’exposition est intelligemment conçu, de telle sorte que sa progression guide inévitablement les visiteurs à travers tous les espaces et installations jusqu’au dernier : la salle du film. L’expérience préalable des œuvres laisse ainsi une trace visuelle et émotionnelle sur les visiteurs. Le point culminant étant le film, il donne à son tour un sens supplémentaire aux œuvres et à l’exposition dans son ensemble.
Se déroulant dans un environnement urbain contemporain, le film suit le personnage principal, vêtu d’un costume flamboyant en lambeaux d’un poisson surnommé le “half-dead fish” ou le « poisson à moitié mort » par Brousil. Comme un poisson hors de l’eau, le personnage semble incongru au milieu de ce modernisme dystopique et dégradé couvert de graffitis. Embarqué dans un voyage initiatique, le protagoniste se retrouve dans un autre espace, où il tient une conversation avec une figure d’un autre monde. Leur interaction s’enchaîne autour de leurs points de vue opposés sur l’état du monde et ressemble d’abord à un débat intergénérationnel. Elle lui rappelle l’essence de la nature (« Peux-tu encore sentir les papillons ? », « Peux-tu encore voir le soleil ? ») et lui inflige que la culpabilité et la honte – la honte de voler, la honte de manger, la honte de faire les courses – seront toujours là. Le personnage du poisson répond qu’il n’éprouve « ni honte, ni culpabilité » et qu’il fait de son mieux dans le monde dans lequel il vit. Au fil du film, il devient évident que les deux personnages sont en fait les alter ego de l’un et de l’autre : la femme éthérée, habillée à la Pierrot, juxtaposée au poisson à moitié mort, vêtu de patchwork, à la manière d’un Arlequin. Leur dialogue aborde les thèmes de la morale et de la réflexion existentielle, mais ne trouve pas d’issue. Tout cela ressemble plutôt à une discussion poétique et métaphorique sur l’inéluctabilité de la fin du monde.
Les motifs de la dualité ou de l’altérité sont retracés tout au long du film : le personnage et son environnement, son état général alternant entre l’énergie, le skating et la course, mais aussi la passivité et l’apathie, sa glissade dans les escaliers ou dans la fosse de skating, ainsi que son voyage d’un monde à l’autre, ou encore Arlequin et Pierrot.
Néanmoins, le personnage parvient à réconcilier et à intégrer les deux côtés opposés en lui-même. Cette réconciliation serait peut-être sa condition originelle, lui étant le poisson à moitié mort, et donc à moitié vivant.
L’artiste a conçu les installations avec des œuvres faisant directement ou indirectement référence au film. Par exemple, les nombreux tissus que l’on voit dans la première salle et qui composent l’œuvre « I know how guilty one can feel » sont vus dans le film à plus grande échelle, composant le trône du personnage de Pierrot. En soi, cette œuvre parle cependant de l’appropriation abusive de l’industrie africaine du tissu wax. Dénonçant les attitudes coloniales actuelles, Brousil critique une entreprise tchèque locale qui vend aux pays africains des tissus produits à bas prix, bien en deçà des normes traditionnelles ancestrales, pour une fraction du prix des originaux. Dans la deuxième salle, nous voyons un portail fait encore de tissu et représentant une construction en pierre – « I don’t know if anything at all will be alright », en référence à deux groupes sculpturaux importants : les colossales « Têtes de diables » de 9 mètres de haut, qui apparaissent également à la fin du film, et les grottes creusées à Klácelka. Ces œuvres ont été sculptées dans la roche par Vaclav Levy, moins connu aujourd’hui, mais qui fut l’un des promoteurs de l’art moderniste tchèque dès le milieu du XIXe siècle.
Radek Brousil aligne habilement l’atmosphère de l’environnement du film – initialement une jungle de béton, transformée ensuite en un arrière-plan surréaliste montrant d’impressionnantes coupoles de verre et des sculptures géantes dans la nature – avec l’espace souterrain d’une cave du 14e siècle. L’utilisation de la lumière colorée, tant dans la scénographie de l’exposition que dans le film lui-même, sature le décor d’une ambiance fantasmagorique. Ce sentiment de nostalgie s’installe, surtout lorsqu’on se rend compte que la plupart des dialogues et de la musique du film sont inspirés de chansons emo du début des années 2000. En fin de compte, l’aspect le plus important qui aligne les spectateurs avec une œuvre d’art est l’honnêteté. Le film et l’exposition « Can you still feel the butterflies ? » transpirent d’une franchise crue, montrant des détails intimes du passé et de l’environnement de l’artiste, tout en résumant l’époque dans laquelle lui et nous vivons aujourd’hui.
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Head image : Radek Brousil, I don’t know if anything at all will be all right, 2023 – Sublimation print on fabric, patched fabrics. Photo : Jan Kolsky
- Publié dans le numéro : 107
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