Rafaela Lopez au Forum Meyrin
Rafaela Lopez, Showtime, Commissariat : Fanny Serain,
Forum Meyrin, canton de Genève, du 24 avril au 18 mai 2024.
Le Forum Meyrin, dans le canton de Genève en Suisse, accueille l’exposition « Showtime » de Rafaela Lopez (née à Paris en 1988, vit et travaille entre Paris et New York) centrée sur le film éponyme qui, pour la première fois, est présenté dans un environnement plastique. L’espace est occupé par un immense tapis sur lequel sont disposés d’imposants coussins faisant face au grand écran qui projette le film, tandis que six miroirs rectangulaires – trois mètres par trois – rythment les murs latéraux de la salle. Les interstices qui les séparant sont constellés de stickers géants représentant divers personnages : un chef cuisinier coiffé d’une toque, portant un plat de la main gauche et fumant de l’autre, la figure démultipliée de Mary Poppins, s’envolant, sacoche en main et parapluie ouvert, ou encore un ourson assis contre un mur, portant polo et casquette, toile d’araignée tatouée dans le cou, une main plongée dans un petit sachet d’herbe posé sur ses genoux. À même les miroirs sont esquissées des figures monochromes de danseurs évoluant autour d’une barre métallique. Le tapis et les assises de tissus sont eux aussi couverts de diverses créatures loufoques à l’image de Bob l’Éponge fumant un joint, d’un M&M’s passablement éméché ou d’une feuille de cannabis géante… Depuis le 31 mars 2021, il est légal de posséder trois onces – soit 24 grammes – de marijuana dans l’État de New York. Les stickers et autres représentations qui s’affichent dans l’exposition ne sont autres que la reprise de certains emballages des marques distribuant ces produits, il y a peu encore, illicites. Le décor ainsi planté, la projection peut commencer.
Rafaela Lopez développe un travail qui se déploie entre vidéo, performance, sculpture, dessins et projets participatifs. Dans ses propositions, elle interroge, par le biais des pratiques créatives marginalisées et de la culture populaire – incluant séries télé, reality-shows et musique pop –, le rôle social de l’art et la possibilité de sortir d’un statut auquel on est assigné. Dans « Showtime »,elle suit une bande de six jeunes afro-américains que l’on rencontre à la station de métro de Bedford Avenue, à New York. Dans le train L qui relie Brooklyn à Manhattan via la 14e rue, ils font le show. Pendant leurs allers-retours qui traversent le Lower East Side, le Bronx ou Brooklyn, ils transforment chaque rame en piste de danse provisoire. Ces jeunes danseurs pratiquent le litefeet, une danse urbaine née dans le Bronx au milieu des années 2000 qui fait la synthèse entre plusieurs danses vernaculaires, sorte de pole dance au masculin dont les barres des rames de métro servent de support idéal. Tous réclament leur part du rêve américain. Le film commence par une série de conseils et d’encouragements comme « prouve yourself to yourself, not other »ou « success is my only option »,distillés sous la forme de citations prononcées par des self-made-men partis de rien et devenus les meilleurs dans leur domaine, le tout rythmé par un morceau de rap remixé de Dock jr, dont la montée en puissance illustre le désir d’élévation sociale qui les animent. La première image montre un jeune afro-américain dont le torse nu est couvert de tatouages. Face caméra, il nous souhaite la bienvenue à New York dans un épais nuage de fumée de cannabis qui envahit la terrasse où il se trouve. Le plan dure à peine une poignée de secondes, mais il suffit à restituer l’atmosphère qui imprègne le film, renforçant ce sentiment de liberté comme la promesse de tous les possibles. Le plan suivant suit de dos la bande d’amis afro-américains qui se rejoint à la station de métro. Ces deux premières scènes contiennent tous les ingrédients d’un film coupé en deux qui évoque les espoirs de réussite de jeunes noirs issus des classes populaires américaines, confrontés à la réalité sociale d’un pays pétri de paradoxes, exaltant la réussite individuelle alors même que la réalité sociale est bien plus complexe.
Dans le train, ils s’emparent, les uns après les autres, de la barre autour de laquelle ils vont s’enrouler, exécutant des figures impressionnantes au millimètre près. La configuration d’une rame de métro ne permet pas l’à-peu-près : une seule erreur et c’est la chute, la collision avec un voyageur. Cette première partie est ascendante, lumineuse, à l’image du soleil qui brille sur New York, euphorique parfois. Elle est marquée par la confiance qu’ils ont en eux et par la bienveillance des usagers. Les scènes de litefeet sont entrecoupées par les entretiens des jeunes danseurs, filmés la plupart du temps chez eux, dans leur intimité. Originaires du quartier de Williamsburg à Brooklyn, ils ont autour de dix-huit ans, parlent de leurs rêves. Tous racontent que la danse leur a permis d’éviter des tas de problèmes. Pour certains, les barres du métro se confondent avec celles d’une salle de musculation. Si on les voit compter les billets d’un dollar que les voyageurs satisfaits leur donnent à la fin du show, l’argent n’est pourtant pas exactement leur moteur principal. Dans le métro, ils sont au centre de l’attention. Ce sont eux que l’on regarde, eux que l’on applaudit. De Manhattan, pourtant, le film ne montre que la skyline, reflétant par la distance physique la distance sociale qui sépare l’îlot new-yorkais central de ces danseurs de Brooklyn. À l’image de Jerod dont l’appartement parental a, d’après lui, la meilleure vue sur New York – en fait sur des tours en direction de Queensboro Plaza dans le Queens –, Manhattan reste un horizon à la fois proche et lointain, accessible et pourtant inatteignable.
En faisant du pole dance une pratique masculine, le litefeet a cassé les codes stéréotypés du genre.« Les hommes ne veulent pas faire de pole dance parce qu’ils pensent qu’il faut être une femme ou se comporter comme une femme pour en faire », dit l’un des protagonistes. Le fait d’y mêler le hip-hop et le breakdance a apporté une touche de virilité, hybridant la pratique. La fin du film s’apparente au difficile retour à la réalité. L’âge adulte sonne souvent la fin des rêves. Jerod va bientôt quitter New York pour un autre État, tandis que Jah, concentré sur sa carrière culinaire, danse cet été pour la dernière fois. Chacun semble avoir remisé ses aspirations pour atteindre un rêve plus accessible, raisonnable, plus conforme en tout cas à ce que l’on attend d’eux. La reprise de Bella ciao remixée par Kid The Wiz qui retentit au moment du générique de fin n’en est que plus poignante. Dans « Showtime », l’un des protagonistes définit le litefeet comme une performance de douze secondes. La durée des rêves.
Head image : Rafaela Lopez, Showtime
Avec les danseurs new yorkais Jah Mc Millon, Jerod Murphy, Forty Smooth, Talented Sparkz, Tyke Tuner
Production Heko avec le soutien de la Fondation des Artistes et de la Direction Régionales des Affaires Culturelles d’Ile de France
Crédit photo : Daisy Kim Lehmann
- Publié dans le numéro : 109
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- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Banks Violette au BPS 22, Charleroi , Pierrick Sorin au Musée d’arts de Nantes,
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