r e v i e w s

Ralph Lemon

par Caroline Ferreira

Ceremonies Out of the Air, Ralph Lemon
MoMA PS1
14 novembre 2024 — 24 mars 2025

Ralph Lemon, figure respectée aux États-Unis pour le travail chorégraphique qu’il développe depuis quarante ans, expose au prestigieux MoMA PS1 cet automne. En France, il est malheureusement beaucoup moins identifié, et n’a que peu montré son travail ; on note une collaboration avec le ballet de Lyon en 2009 et une participation au workshop « Camping » au CND de Pantin en 2018. Initiée par Connie Butler, la nouvelle directrice de PS1, l’exposition lance la programmation très attendue de l’ancienne directrice du Hammer Museum à Los Angeles. Citant la fondatrice de PS1, Alanna Heiss qui souhaitait inviter la danse au musée, Connie Butler a souligné, à l’annonce de la programmation, l’importance de Ralph Lemon dans cette entreprise dans les années 2000, notamment au MoMA. 

La danse exposée au musée n’est jamais chose aisée et, pourtant, cet automne à New York, pas moins de deux expositions tentent cette gageure : Alvin Ailey au Whitney Museum of American Art (commissariat : Adrienne Edwards) et Ralph Lemon au PS1 (commissariat : Connie Butler, Thomas J. Lax et Kari Rittenbach), deux chorégraphes noirs qui ont chacun brisé les codes et tabous autour de la performance du corps noir. 

Vue de l’installation / Installation view of Ceremonies Out the the Air: Ralph Lemon, on view at MoMA PS1 from November 14, 2024 through March 24, 2025. Photo : Steven Paneccasio.

L’exposition de Ralph Lemon ouvre avec une installation vidéo puissante réalisée à partir d’une de ses dernières pièces chorégraphiques, Rant redux ; elle explorera ensuite davantage l’aspect plastique de son œuvre. Rant (« coup de gueule » en français) est une série que l’artiste décline depuis plusieurs années (2020), en collaboration avec l’artiste Kevin Beasley. Sur une musique immersive et rythmée de sons de basse composée par ce dernier, on distingue la voix de Lemon citant des extraits de textes d’auteurices qui l’ont inspiré, comme Angela Davis ou Fred Moten, tandis que les performeurs entrent peu à peu en « transe » dans des mouvements hypnotiques. Cette pièce a été filmée en février 2020 à The Kitchen (New York), année du covid-19, mais aussi du soulèvement majeur autour du mouvement Black Lives Matter à la suite du meurtre de George Floyd par un policier à Minneapolis (la ville de Ralph Lemon). Cette pièce, qualifiée par Lemon d’« expérimentation culturelle des corps bruns et noirs », transmet puissamment les idées de désespoir, de joie et de colère de ces corps racisés. Dans la salle adjacente, des accessoires utilisés pour la performance sont exposés, après avoir été revisités conjointement par les artistes, avec une chaise comportant les notes de Lemon et reconfigurée sous cette forme par Beasley, ou un micro sur pied entouré de tissus et de résidus transformé en sculpture. 

Ralph Lemon naît en 1952 à Cincinnati et grandit à Minneapolis. Un intérêt pour la danse le conduit à suivre l’enseignement de Nancy Hauser, chorégraphe et professeure de danse moderne ; il est par ailleurs baigné dans la programmation du Walker Art Centre où il découvre le travail de Merce Cunningham ou Trisha Brown. C’est la grande époque de la danse postmoderne à New York. Il assiste à un spectacle de Meredith Monk en 1978, suit un workshop avec elle et rejoint sa compagnie pendant plusieurs années avant de créer la sienne. S’en suivront plusieurs années de création et de tournées aux États-Unis et dans le monde, mais en 1995, il décide de clore l’activité de sa compagnie pour se consacrer à la recherche et à des voyages qui le mèneront d’Afrique de l’Ouest à l’Asie du Sud-Est et à la création de plusieurs pièces chorégraphiques, mais aussi à un travail plastique et une collaboration insolite avec Walter Carter, un métayer du Mississippi. 

Ainsi, l’exposition retrace vingt années de créations plastiques à commencer par sa pratique du dessin, et la série Untitled (The greatest [Black] art history ever told. Unfinished), débutée en 20215, composition de figures dessinées dans diverses saynètes issues de l’histoire de l’art, de la culture populaire ou de l’histoire politique. Ces dessins relatent une histoire personnelle de l’artiste, une plongée dans les évènements qui ont marqué sa vie et ses recherches. 

Parallèlement, une autre série de peintures sur papier intitulée Rapture Weft explore la figure du mandala dans une composition cette fois entièrement abstraite (inspirée du motif en damier japonais ichimatsu) qui rappelle l’intérêt de l’artiste pour le bouddhisme et la spiritualité. 

Une autre partie de l’exposition montre un ensemble de statuettes africaines qu’il a habillées de costumes miniatures, notamment ceux portés par Beyoncé et Jay-Z, alias The Carters, dans le clip vidéo tourné au Louvre, Apeshit (2018) ; sans doute l’une des séquences de danse au musée les plus marquantes, contenant  des références prophétiques à Black Lives Matter avec des plans sur des figures agenouillées ou de bras tendus en signe de protestation. 

Vue de l’installation / Installation view of Ceremonies Out the the Air: Ralph Lemon, on view at MoMA PS1 from November 14, 2024 through March 24, 2025. Photo : Steven Paneccasio.

Une grande part de l’exposition est consacrée à sa collaboration avec Walter Carter, fermier du Mississippi que l’artiste rencontre en 2006, et qu’il qualifie de mentor ; ils débutent alors un travail commun jusqu’au décès de Carter en 2010.  

Fasciné par l’exploration de l’espace, ce dernier construit une sorte de vaisseau spatial bricolé, exposé ici, et habille ses chiens de combinaisons argentés, les Killer Spacedogs. Lemon filmera ce personnage haut en couleur et sa famille jusqu’à sa mort. Dans une nature luxuriante, vêtus de costumes d’animaux, ils réaliseront des « para-performances », dont on peut voir les films dans l’exposition présentés comme vestiges de ces actions. Cette touchante collaboration au long court, qui permet à l’artiste de se reconnecter à ses racines (ses deux parents étaient originaires de Géorgie et de Caroline du Sud) et à ses ancêtres esclaves, nous plonge dans un univers surréaliste et poétique. 

Des dessins de l’artiste sont actuellement visibles dans l’exposition consacrée à Alvin Ailey au Whitney Museum (commissariat : Adrienne Edwards) qui retrace les influences directes du chorégraphe au moyen de documents, mais qui s’étend aussi à une exposition d’artistes noir·es majeur·es de l’histoire de l’art aux États-Unis, comme David Hammons, Senga Nengudi ou Lorna Simpson, ou en Europe, comme Lynette Yiadom Boakye. Le public avait par ailleurs pu découvrir les œuvres sur papier de Lemon lors de la Whitney Biennale, dont l’une des commissaires était Adrienne Edwards, en 2022, pour laquelle il a reçu le prix Bucksbaum. 

Pour un public avide de découvrir l’immense travail chorégraphique de Ralph Lemon, cette présentation peut sembler un peu déceptive, puisqu’elle est axée sur l’univers plastique de l’artiste. Néanmoins, elle a le mérite d’ouvrir cette pratique vers un monde beaucoup plus vaste, celui, riche, composite et profondément intuitif, de Ralph Lemon. Elle donne, par ailleurs, une autre vision de la danse au musée, une vision élargie qui prend en compte le corps en mouvement, les costumes ou les objets de décor, et les réinterprète.

Ralph Lemon. Rant Residuum. 2020-24. Vidéo : couleur, muet, 9 min, 47 sec. Subwoofer de 18 pouces avec composition sonore infrasonique à canal unique ; masque de coq en plastique, perruque, mousse de polyuréthane, ruban adhésif, pince à cheveux papillon, résine de polyuréthane et pied de microphone ; impression pigmentaire d’archives Killer Spacedog, cadre en bois, T-shirt modifié, pantoufle en coton et en caoutchouc, enveloppe de gaze, coton brut de Virginie et résine de polyuréthane ; masque d’hippopotame en latex, fil, peau et plumes de pintade, plumes de dinde et résine de polyuréthane ; peinture acrylique et ruban de masquage ; graphite sur papier Rives BFK, impression pigmentaire d’archives sans titre, résine époxy et fil de pêche ; tambourin, perles de verre, mousse de polyuréthane, bas transparent et résine de polyuréthane ; contreplaqué laminé « marqué », peinture au latex et marqueur indélébile. Vue de l’installation de Ceremonies Out the Air : Ralph Lemon, exposée au MoMA PS1 du 14 novembre 2024 au 24 mars 2025. Photo : Steven Paneccasio.

Head image : Ralph Lemon and Kevin Beasley, Rant (redux), 2020–24. Vidéo couleur HD 4 canaux, son 8 canaux / 4-channel HD video color, 8-channel sound, 14 min. Vue de l’exposition / Exhibition view of Ralph Lemon, « Ceremonies Out of the Air », MoMA PS1. Photo : Steven Paneccasio.

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