Rirkrit Tiravanija, Soup/No Soup
18 tasses de bouillon de légumes (environ 2500 ml), 5 tiges de citronnelle, 5 feuilles entières de kaffir lime (ou combava), 1000 grammes de tofu mou, coupé en carrés… 15 000 bols soit 5 000 litres de soupe auront repu 8 000 à 10 000 personnes au Grand Palais le 7 avril dernier.
Un silence quasi religieux régnait alors, vers 22h, quand nous sommes arrivés. Deux rangées de tables assez sommaires traversaient la nef de part en part ; il restait encore de la place pour accueillir de nouveaux convives. Le petit bol de carton en main, il fallut décider où nous asseoir : la tablée art contemporain, aux côtés des curateurs de la Triennale et des artistes présents, ou, comme dans un restaurant ou une aire de pique-nique, parmi la foule des inconnus. La solution fut de manger un premier bol d’un côté et un second de l’autre. La première option fit que notre dîner ne différa guère d’un autre buffet de vernissage, le chauffage en moins ! La seconde, recréant une certaine intimité au cœur de la tablée, sembla nous permettre d’apprécier plus aisément la situation. Nous installer à l’écart des personnes que nous connaissions nous laissa une plus grande liberté d’observation. Le calme était sans doute l’élément le plus frappant de cette soirée, renforçant la sensation d’un moment privilégié dans un tel bâtiment. Débarrassé des artifices par lesquels nous l’appréhendons habituellement – stands de foires ou autres dispositifs d’expositions qui font que, presque jamais, nous ne venons au Grand Palais pour voir le Grand Palais, excepté peut-être lors de Monumenta mais c’est là encore l’occasion de le parcourir au travers du filtre des œuvres qui y prennent place – le lieu nous apparut dans toute son immensité qui le rendait paradoxalement moins tentaculaire : rarement nous avions pu le contempler d’un seul coup d’œil. Chacun semblait y avoir trouvé sa place. Tandis que certains se sustentaient joyeusement, des enfants improvisaient une course d’avions en papier, un homme exerçait sa voiture téléguidée… On a même entendu dire que, plus tôt dans la journée, un petit concert de guitare avait été improvisé.
La différence d’avec tous les autres « événements culinaires » organisés par Rirkrit Tiravanija ? Principalement les dimensions du projet comme du site qui l’accueille. Un traiteur et son équipe avaient pris la place de l’artiste en cuisine et des bénévoles d’Emmaüs étaient venus prêter main forte pour le service. Quelques-uns auraient même ensuite été embauchés par le traiteur, prouvant sans préméditation la validité de « l’utopie sociale » parfois reprochée aux dispositifs de l’artiste. L’on pouvait être sceptique quant à la reproduction à l’échelle « institutionnelle » d’un concept qui a plus de vingt ans d’existence ; consécration ou redite, il était permis de douter. Pourtant, ce fut un moment fascinant que de voir le Grand Palais mué en coquille vide prête à accueillir toutes les interprétations possibles. Beaucoup d’amateurs d’art le peuplaient en effet mais il est tout à fait plausible de penser que la foule était plus bigarrée que cela, les médias ayant fortement relayé l’invitation à cette grande soupe populaire et gratuite servie au cœur d’un des joyaux de la République.
Faisant pour ainsi dire office de cartel, la recette était affichée sur un petit panneau, entre les tables et le buffet. Opérant presque comme une mise en abyme de l’œuvre, elle s’offrait sans mystère, aussi simplement que le bol de soupe qui nous était tendu derrière. […] porter à ébullition et laisser bouillir 5 minutes pour parfumer […] jusqu’à ce que les champignons soient tendres […] réduire à feu doux et ajouter le lait de coco […]. L’art de Tiravanija ne se laisse toujours pas cerner par les définitions, il se déguste avec gourmandise.
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- Du même auteur : Andrej Škufca, Automate All The Things!, LIAF 2019, Cosmos : 2019 , Mon Nord est ton Sud,
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