r e v i e w s

Stanislas Paruzel à 40mcube

par Andréanne Béguin

Stanislas Paruzel, « Non Complete Story »
40mcube, Rennes
14.10.2023 – 23.12.2023

Un paysage, peut-être marécageux, tiré en grand format, enveloppé d’une brume possiblement matinale ou hivernale. S’en détache un arbre, ponctué de petites taches blanches, des aigrettes sans doute. Dans ce premier contact avec l’exposition Non Complete Story de Stanislas Paruzel à 40mcube, rien n’est sûr. La photographie semble avoir été manipulée. Elle est pixellisée et floue à la fois, vaguement familière mais presque dérangeante par ses bizarreries. Comme l’indique le titre de l’exposition, l’histoire de cette première image est partielle ou imparfaite. C’est un avant-propos efficace aux œuvres présentées dans l’exposition, qui nous donnent accès, par fragments dissociés, à la légende de Tristan et Iseult. 

Stanislas Paruzel, Non Complete Story, 2023, vue de l’exposition. Commissariat : 40mcube et Stanislas Paruzel. Production : 40mcube. (À gauche) Les enfances de Tristan (Chap. I et II), 2023, vidéo HD, 14’17’’. Production : 40mcube. (Au centre) Fléau d’arme, 2023, plâtre, carton, résine, 140 × 240 × 240 cm. Production : 40mcube. (À droite) Banjo Killer #2, 2023, plâtre, latex coloré, 300 × 5,5 × 233 cm. Production : 40mcube. Photo : Margot Montigny.

En faisant fi de l’ordre chronologique de la narration traditionnelle, cette adaptation du récit médiéval, a été initiée en 2021, à l’occasion d’une exposition à la Fondation Pernod Ricard, avec la mise en vidéo du chapitre VI, L’attaque du dragon d’Irlande. Puis en 2021-2022, dans le cadre de sa formation GENERATOR, l’artiste réalise le chapitre XV, Marc juché dans le grand pin. Pour cette première exposition monographique, il poursuit avec les chapitres I et II, Les enfances de Tristan. Avec ce projet au long court, l’ambition de Stanislas Paruzel est de transposer l’ensemble des chapitres du roman à l’écran, selon des techniques vidéo à chaque fois différentes et spécifiques. À ce stade donc, il assume une double incomplétude, en nous livrant tout d’abord des bribes d’une aventure artistique en devenir ; puis en créant un régime d’images volontairement inachevées et dépareillées. 

Comme un clin d’œil aux premiers tâtonnements cinématographiques et leurs effets spéciaux grossiers, il bricole, dans une économie de moyens, ses propres outils, ses décors. Il fait appel à des ami·es pour jouer les personnages des épisodes. Toustes changent à chaque fois, seul Tristan est joué par la même personne. Avec l’aide de sa maman, il réalise des costumes médiévalisant, assez sommaires et mélangés à des détails très contemporains. Les accessoires sont low-tech, dans des matières pauvres, tels que plâtre, le bois, le carton, le polystyrène, la cire. Numériquement, il hybride prises de vue réelles, direction d’acteurices, animation et modélisation 3D, incrustation sur fond vert, et peut-être prochainement des marionnettes. Chaque chapitre a une identité visuelle très spécifique. Dans le chapitre XV, des comédien·nes en chair en os évoluent entre un fond vert et un décor artisanal autour d’une fontaine en bois, carton, plâtre, pâte fimo et résine. Dans les chapitres I et II, animation et intelligence artificielle nous font voyager dans les pages d’un vieux manuscrit. 

Avec une esthétique résolument Do It Yourself, il n’hésite pas à briser le quatrième mur en nous dévoilant les rouages du film : dans le chapitre VI, on voit aussi bien le perchman que le story-board même de l’extrait, piégeant ainsi la narration par les effets perturbants de la mise en abyme. Les objets créés pour les besoins du tournage s’autonomisent des vidéos avec des jeux d’échelles, devenant des sculptures présentées comme œuvres : ici le fléau d’arme du combat avec le dragon, largement agrandi et réalisé en plâtre, carton et résine. Là, les branches de pin générées en 3D trouvent un pendant plastique, avec l’œuvre Banjo Killer #2, sorte de lambeaux en latex coloré. Comme l’alternance entre les zooms et les dézooms à la caméra, les sculptures nous imposent ce même rapport déréglé de proportions, entre une lune anthropomorphique devenue massive, et des mondes miniaturisés qui mélangent des peaux d’ananas, des leurres de pêches, des jouets pour chien (Banjo Killer #1). 

Tout est un peu bringuebalant et les contours, même cabossés ou hallucinés, font fonctionner l’onirisme et le chevaleresque, brassant tour à tour les héritages esthétiques du cinéma maniérisme, expressionniste et fantastique. On retrouve ainsi pêle-mêle, dans une sorte de digestion intime de Stanislas Paruzel, des compositions irrégulières, des déformations temporelles et spatiales, des mouvements brusques de caméra et des angles insolites, une saturation des couleurs et de la lumière et des profondeurs d’ombres inquiétantes. On oscille entre surnaturel et grotesque, entouré·e d’un bestiaire monstrueux, dragon, marginalia animées, lune-chouette, mouche énorme, grenouille jouant aux échecs … La teneur déjà merveilleuse du récit légendaire est accentuée par tous ces trucages, créant des capsules imaginaires débarrassées de toute grandiloquence. 

Stanislas Paruzel, L’attaque du dragon d’Irlande (Chap. VI), 2021, vidéo HD, 18’15’’. Production : Fondation Pernod Ricard. Photo : Margot Montigny.

Sans restreindre son corpus au septième art, Stanislas Paruzel pioche dans des références émanant de la pop-culture : le jeu vidéo la Légende de Zelda, auquel il emprunte le personnage de la lune qui apparaît dans l’épisode Majora’s Mask, ensuite croisée avec celle de Georges Méliès ; l’humour désopilant des Monthy Python et leur quête parodique du Graal, d’où pourrait sortir le personnage qui interrompt une conversion pour partager sa recherche de bâtons dans L’attaque du dragon d’Irlande. Il nourrit aussi son travail par une collecte expansive iconographique et textuelle, provenant aussi bien de la peinture, de la bande dessinée, du jeu vidéo ou encore de la littérature, que de sources plus académiques, comme l’historiographie des couleurs de Michel Pastoureau. Ce syncrétisme référentiel a la double incidence de dépoussiérer le Moyen-Âge, d’en livrer une version émancipée, pour reprendre la terminologie de Clovis Maillet et Thomas Golsenne, très précisément documentée, mais interprétée avec fantasme et liberté ; mais aussi par ce flash-back prémoderne et médiéval, d’avoir un recul critique sur la construction d’images par le numérique et la tyrannie perverse du storytelling, analysée récemment par Christian Salmon pour AOC. Ainsi, avec humour et anomalie, la narration de l’épisode de Marc juché dans le grand pin semble être ainsi assurée par une mouche dans le reflet de ses yeux exorbités. 

Il travaille à partir des versions en français moderne de Tristan et Iseult, compilées et écrites par Joseph Bédier et René Louis. Les transpositions successives, d’abord de l’oral à l’écrit, puis avec Non Complete Story, de l’écrit à l’image, suggèrent bien sûr les nombreuses erreurs, ajouts, transformations d’une légende originelle. À l’instar de ces décalages de traduction, les derniers chapitres réalisés à l’IA sont truffés d’anomalies, entre des doigts mutants et des visages aux inclinaisons bizarres, la manipulation des images matérialisant à l’écran celle opérée depuis des siècles sur nos récits prétendument fondateurs, au profit de positions et discours dominants, de schémas amoureux conditionnés par exemple par l’hétéro-patriarcat dans le cas de Tristan et Iseult. 

Après avoir déambulé dans l’exposition de sculptures en sculptures et visionné les trois films, si l’on ferme les yeux, nous parvient alors un brouhaha confus : voix de narratrice un peu surannée, fracas de combat, écoulement d’eau, onomatopées chantées, échos visqueux. Peut-être est-ce là notre rumeur historique, notre héritage composite, un bruit tumultueux presque blanc. 

1 Ensemble des mentions et des signes inscrits en marge d’un texte sur un manuscrit, qui vont de l’annotation, au commentaire, jusqu’à des drôleries et des créatures satiriques. 
2 La tyrannie de l’Histoire et Contre l’absolutisme narratif, 28 et 29 novembre 2023, AOC. 

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Head image : Stanislas Paruzel, Non Complete Story, 2023, vue de l’exposition. Commissariat : 40mcube et Stanislas Paruzel. Production : 40mcube. (Au premier plan) Fléau d’arme, 2023, plâtre, carton, résine, 140 × 240 × 240 cm. Production : 40mcube. (Au second plan à gauche) Marc juché dans le grand pin (Chap. XV), 2022, vidéo UHD, 18’50’’. Production : GENERATOR – 40mcube / Self Signal. (À droite) L’île aux aigrettes, 2023, impression numérique sur dos bleu, 225 × 400 cm. Production : 40mcube. Photo : Margot Montigny.


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