r e v i e w s

Secundo Planes à 40mcube

par Andréanne Béguin

Estructura Ósea del Cero
01.10 – 23.12.2022
40mcube

« Estructura Ósea del Cero », exposition de l’artiste Segundo Planes, fait partie d’une trilogie d’expositions orchestrée par 40mcube, avec la complicité du musée des Beaux-Arts de Rennes, et de Passerelle, centre d’art contemporain de Brest. Intitulée « Tout le poids d’une île. Collectionner l’art cubain », ce cycle met à l’honneur la collection de François Vallée, qui regroupe plus de 400 œuvres d’artistes cubains des années soixante à nos jours. 

La proposition monographique de 40mcube est une découverte, quasiment foudroyante, de la peinture de Segundo Planes. Quatre peintures et une série de dessins de la fin des années 1980, témoignent de ses années de formation à l’Instituto Superior de Arte de La Havane. Resserrée en quantité, l’exposition n’en est pas moins extrêmement puissante, car, à la manière d’un judas, elle ouvre les yeux et les consciences sur les mondes intérieurs infinis de l’artiste. Chaque toile fourmille d’une richesse sans fond, créant des univers en soi comme autant de scènes de théâtres baroquissimes, des paysages étendus à perte de vue grouillant de figures inouïes à la manière de Jérôme Bosch, le tout générant des systèmes singuliers et autonomes de langage codé. 

Segundo Planes, Arcoíris de día y de noche. Hombres de leche, 1987 © Margot Montigny

L’exubérance picturale, tantôt fascinante, tantôt angoissante, repose d’abord sur une maîtrise de la peinture. Loin de n’être qu’une simple démonstration technique, l’habileté de Segundo Planes lui permet de faire coexister dans chaque toile des représentations figuratives et des motifs abstraits, de jouer avec les reflets, la transparence et la gamme chromatique pour créer des illusions troublantes. Un corps de femme fantomatique surgit ainsi de Arcoíris de día y de noche. Hombres de leche : sa tête est remplacée par un volcan, son cœur se transforme en arbre et le lait qui s’écoule de ses seins donne naissance à des hommes de lait. Avec le pinceau sûr et expert, l’artiste se libère facilement des conventions et des codes de perspective, d’échelles et de proportions jusqu’à obtenir des décors suspendus, des espaces perturbés produisant irrémédiablement une perte de repères visuels et cognitifs. Le diptyque Cero présente un début d’unité de fond qui se brise rapidement pour laisser la place à des espaces dimensionnels abstrus. L’allure bruyante et prolifique générale des toiles laisse tout de même percer des détails déroutants ici et là : des cubes blancs, des figures humaines rouges perforées, des yeux et des bouches monstrueuses. Certains reviennent d’une toile à l’autre, tissant un langage indéchiffrable. 

Il serait tentant de vouloir y identifier des symboles à déchiffrer. On résiste difficilement à ce désir de décrypter le code, habitué à cette vocation d’une peinture signifiante produisant un système lisible et intelligible, dans le sillage historique de Kandinsky par exemple. Pourtant ici, aucune certitude n’est possible quant à l’interprétation de ces hypothétiques signes. Avec Segundo Planes, la peinture affirme autant son indépendance que sa subjectivité. Indépendante : elle ne récite aucune partition référentielle ni symbolique porteuse d’un message unique ; subjective : elle jaillit des visions intérieures de l’artiste, comme une onde auto-portraitique. Émanation potentielle d’un néo-surréalisme, sa peinture ne se réclame pourtant pas de l’héritage du surréalisme primitif européen. Elle partage toutefois avec lui « l’automatisme psychique » défini par Breton, car les toiles ne sont pas le résultat d’une composition préalable, mais bien d’une superposition d’images hallucinées, un chapelet étourdissant de flashes visuels, psychiques, émotionnels qui giclent sur la toile pour se libérer de l’oppression ou de l’obsession de révéler la profondeur de l’âme, ses états et ses tourments. En découle alors une structure énigmatique mais hautement poétique, proche de la fulgurance rimbaldienne. Les éléments picturaux sont autant de vers, ou de fragments de vers, et constituent un vocabulaire esthétique à mi-chemin entre le merveilleux et l’infernal : des têtes sans corps et des corps sans tête, des personnages spectraux que l’artiste appelle ses « hommes de lait ». Ici, des arbres poussent dans les nuages ; là, ils naissent d’une faille. Parfois, des pointillés semblent indiquer un cheminement vain et inopérant. À cela s’ajoutent des formes géométriques – lignes, cercles, demi-cercles, triangles – dont l’abstraction complexifie encore les possibilités de lecture des toiles et les éloigne résolument du courant fondateur surréaliste européen. 

La rupture est consommée par l’ancrage profondément caribéen de la conception et de la pratique de Segundo Planes, dans ses inspirations et son environnement d’abord mais également dans sa responsabilité et ses positionnements politiques. Sans vouloir à tout prix faire correspondre sa peinture à des schémas référentiels distincts, il est néanmoins possible d’y deviner ou d’y supposer des inspirations parfois contrastées. Se rencontrent alors des éléments du paysage industriel cubain, et notamment la culture de la canne à sucre, signalée par la présence récurrente de cheminées et des éléments naturels que sont le soleil, les nuages, le brouillard, les arbres, l’eau ou les volcans. Dialoguent également sur les toiles des mythes contemporains et des allusions syncrétiques, comme ces trois religieux ou religieuses en noir et blanc, mais également des croix, ou encore des créatures noires, mi-humaines, mi-animales, vaguement diaboliques mais assurément inquiétantes. 

Segundo Planes, Exposition Estructura Ósea del Cero, 40mcube, 2022 © Margot Montigny

Enfin, si les difficultés du contexte politique, économique et social de Cuba ne sont pas directement la cible ni le sujet des œuvres de l’artiste, elles les imbibent néanmoins. La peinture est le lieu d’expression des angoisses personnelles de l’artiste, de ses interrogations métaphysiques et identitaires : la question « Qué Soy », manuscrite sur Arcoíris de día y de noche. Hombres de leche, se fait lancinante dans ce climat tyrannique. C’est aussi le lieu où s’expient les pressions politiques, le mal-être social et la grande précarité économique de la réalité de sa vie cubaine dans les années 1980. Dans la série de dessins rassemblés pour l’exposition, les traits, les figures et la présence de texte révèlent des connivences avec la bande-dessinée, celle de Kenny Scharf par exemple. Mais derrière l’immédiateté du dessin se cache aussi l’expression d’une brutalité éprouvée par l’artiste, exercée par le régime dictatorial, qu’il nomme ou insinue : surveillance, menace, paranoïa, dévoration, torture, jusqu’à la présence flottante de la mort. Quand la tolérance du régime cubain envers les artistes reposait sur la force de propagande potentielle de l’art, sur sa possibilité d’embrasser les idéologies socialistes et de faire l’apologie du collectif, Segundo Planes, propose, lui, une peinture centrée sur l’introspection, circonscrite à sa personne et ses angoisses, et dont l’affirmation individualiste était suspecte, sinon délétère. 

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Head image : Segundo Planes, Sans titre, 1987 © Margot Montigny


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