Tabita Rezaire aux Abattoirs
Fusion élémen.terre
Les Abattoirs, Toulouse
Commissariat : Annabelle Ténèze et Lauriane Gricourt
07.04.23 – 27.08.23
À Toulouse, le musée des Abattoirs propose pour la première fois en France une immersion dans l’œuvre de l’artiste Tabita Rezaire à travers l’exposition monographique Fusion élémen.terre.
L’artiste franco-guyano-danoise y explore nos relations aux mondes physiques et numériques et à leurs interconnectivités. En véritable activiste, elle relie le cyberespace à des mythes ancestraux, interroge l’histoire et montre comment les nouvelles technologies peuvent reproduire des schémas de domination occidentale — mettant à nu les trames d’une réalité quotidienne ethnocentrée. Marquées par l’influence de la culture internet, ses œuvres hybrides en reprennent les codes et appellent à la réconciliation entre les patrimoines électroniques, organiques et spirituels.
En descendant l’escalier qui mène au sous-sol des Abattoirs, une multitude d’arômes s’offrent à nos narines. Les émanations de Ikum : Drying Temple, installation réalisée avec l’artiste et architecte Yussef Agbo-Ola, proviennent du romarin, du thym citron, de la sauge verte, de la lavande et de la camomille fraichement coupé·e·s. Nous assistons à une transformation silencieuse mais olfactive de ces plantes sélectionnées spécifiquement par les artistes pour leurs vertus médicinales et thérapeutiques. De la même manière Tabita Rezaire intervient de façon préventive et curative pour nous inciter à tisser des liens avec le monde naturel en donnant à voir les composants du sol et la vie qu’il abrite. Ainsi ce temple de séchage emprunte sa forme et sa matérialité au vivant : sa structure en bois recyclé rappelle la morphologie de la fourmi, insecte au rôle capital pour la reproduction des plantes, le nettoyage et l’aération des sols. Accrochés à son ossature, des panneaux tricotés en fils de coton teints — selon des techniques empruntées aux peuples Cherokee et Yobura dont Yussef Agbo-Ola est originaire — dont les motifs géométriques reprennent la forme de corps d’insectes et son environnement sonore, Plants Lungs in River Dust, propose un son méditatif qui nous invite à respirer avec la terre mère. En pointant notre méconnaissance des écosystèmes terrestres, l’artiste met en lumière les pouvoirs souterrains et crée un espace symbolique dans lequel on pénètre pour méditer. Entre sanctuaire et entité médicinale, Ikum est une expérience sensible et intelligible qui questionne nos connectivités, un hommage tant aux énergies du sol qu’aux territoires ancestraux.
En s’emparant d’une conscience métaphysique, Tabita Rezaire aspire à « établir des voies entre le ciel et la terre, les vivants et les morts », elle engage ainsi une réflexion sur les mégalithes avec sa pièce Mamelles ancestrales. Un film projeté sur un écran au sol entouré par douze pierres brutes réanime l’histoire des cercles mégalithiques de Sénégambie. Tel un documentaire expérimental et anthropologique, il témoigne de l’existence d’une concentration étonnante de plus de mille monuments sur les sites de Wassu et Kerbatch en Gambie, Wanar et Sine Ngayène au Sénégal. Aujourd’hui inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco, les cercles pierriers de Sénégambie et par extension de tout le continent africain ont souffert d’un manque de recherches scientifiques. La mémoire de leurs usages et fonctions sociales et culturelles a quasiment disparu pendant la période coloniale et les populations locales ont perdu l’héritage de leurs prédécesseurs. Ici leurs mémoires sont réactivées par les habitant·e·s, guides des sites, archéologues et astronomes que l’artiste interroge dans son film. Les témoignages recueillis rapportent différentes croyances des communautés locales sur la perception de ces roches volcaniques dressées vers le ciel et rétablissent des cosmogonies africaines oubliées. Maison des morts, lieu de culte et de purification, personnages pétrifiés, toutes et tous s’attachent à donner un sens à l’origine et à la puissance divine de ces pierres. A travers cette installation, Tabita Rezaire vise à relier les vivants et les morts et à établir des voies spirituelles de compréhension du système mégalithique.
Dans son film Deep Down Tidal, diffusé sur un grand écran courbe, Tabita Rezaire analyse les données de l’eau et explore les corrélations entre son flot et le flux de l’internet. Elle donne à voir l’existence d’un néo-colonialisme technologique invisible en faisant le parallèle entre les câbles à fibre optique immergés et les routes maritimes de la traite Atlantique — « même chemins, même histoires, même douleurs ». Le Word Wide Web a conquis sa légitimité au nom du progrès et a imposé une science et une histoire occidentales — un générateur de violence qui formate les systèmes de pensées : patriarcat, homophobie, racisme, transphobie, grossophobie — qui détient l’exclusivité de la connaissance et déclare toutes autres formes de récits et de savoirs non valables.
Au dos de l’écran, Dilo, un papier peint réalisé par l’artiste en 2017 part du même constat. En se mettant en scène sous la forme d’un avatar aqua-cosmique dans un coquillage entouré de symboles appartement à la société contemporaine — qui n’est pas sans rappeler La Naissance de Vénus de Botticelli — Tabita sous-entend que l’eau a la capacité de mémoriser et de copier des informations en les propageant dans ses courants et que celle-ci, malgré sa transparence, conserve aussi des secrets profonds. De cette façon, les œuvres Deep Down Tidal et Dilo naviguent à travers ces différents prismes de communication pour questionner nos rapports aux datas et à leurs utilisations. L’artiste soulève ainsi les marques traumatiques qu’elles peuvent laisser et l’urgence de sortir d’un techno colonialisme prédateur.
Tabita Rezaire, telle une guérisseuse digitale, met en avant des possibilités d’une compréhension renouvelée du monde. Elle explore les potentialités des nouvelles technologies et bâtit des relais numériques entre l’art, le corps, l’esprit et la nature en faisant fusionner technologie et spiritualité. De ce fait, elle est à l’initiative du projet Amakaba, un centre agro-écologique situé dans la forêt amazonienne en Guyane. À la fois espace de méditation, ferme où sont cultivés cacao et plantes médicinales pour la santé des femmes, organisation d’accoucheuses traditionnelles, centre d’observation astronomique, Amakaba incarne la cohérence du travail artistique de Tabita, un passage à l’acte qui fait place à d’autres modalités d’action. En tant qu’artiste, yogi, agricultrice et doula elle propose à travers ses pratiques interdimensionnelles des remèdes à une époque sombre, entre urgence climatique et individualité, elle redéfinit notion et statut de l’artiste pour prôner le collectif et instituer une harmonie entre les mondes.
______________________________________________________________________________
Head image : Vue de l’exposition « Tabita Rezaire. Connexions élémen.terre » aux Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse du 7 avril au 27 mars 2023 © droits réservés. Courtesy de l’artiste ; photo Damien Aspe
- Publié dans le numéro : 104
- Partage : ,
- Du même auteur : Tarek Lakhrissi à Nicoletti, Londres ︎, Lauren Lee McCarthy au Lieu Unique, Josefin Arnell et Max Göran à Cell Project Space, Londres, Barcelona Gallery Week-end,
articles liés
9ᵉ Biennale d’Anglet
par Patrice Joly
Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier
par Vanessa Morisset
Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE
par Suzanne Vallejo-Gomez