Tacita Dean au Mudam Luxembourg
Jusqu’au 5 février
Commissariat artistique : Christophe Gallois
Depuis trente ans, l’artiste britannique Tacita Dean (née en 1965 à Canterbury, vit et travaille entre Londres et Los Angeles) construit une œuvre singulière, nourrie par la pratique de différents médiums, du film au son, de la photographie au dessin, de la gravure au collage. « Dans ses travaux, l’artiste interroge régulièrement le rapport entre le passé et le présent. Les différents médiums qu’elle utilise ont toujours un lien avec le temps. À travers ses trajectoires personnelles, Tacita Dean capture des moments de sensibilité » explique Christophe Gallois, co-commissaire de l’exposition avec Suzanne Cotter. Son œuvre est traversée par la présence de certains motifs récurrents, tels l’arbre ou la montagne, lui permettant d’aborder la question du paysage et le passage du temps. Ce dernier prend pour l’artiste une dimension ontologique : « Prenez un son, par exemple. Au fil du temps, il ne cessera d’évoluer en fonction de tant de facteurs. La question du temps est donc avant tout existentielle ». Tacita Dean interroge également l’histoire mais aussi les moments insignifiants de l’existence. Considérant le hasard comme l’un des fondements de sa pratique, elle s’en remet à l’incertitude, l’accident, qui guident le résultat final dans ses créations. Elle porte une attention particulière à la préservation des médiums argentiques pour lesquels elle milite, en créant notamment la Safe Film Organisation qui met l’accent sur les techniques du champ de l’image et la question de la mémoire exponentielle des images : « Un monde qui n’oublie pas est un monde qui se noie dans son incapacité à oublier » explique-t-elle. Le Mudam Luxembourg célèbre l’art remarquable de l’artiste britannique en proposant une exposition scindée en deux parties, correspondant à deux projets récents, inédits, et quelques variations. Occupant les deux galeries à l’étage du musée, la manifestation permet de les aborder de façon très complète.
La galerie Est accueille les œuvres originales créées pour « The Dante project » présenté pour la première fois à la Royal Opera House de Londres en octobre 2021, ballet imaginé par le danseur et chorégraphe britannique Wayne McGregor sur une partition originale du compositeur d’origine syrienne Thomas Adès. Les œuvres produites par Tacita Dean servent de décor au spectacle basé sur la « Divine Comédie » de Dante Alighieri, qui retrace en trois actes la traversée par Dante des trois royaumes des morts : l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Elles sont présentées ici pour la première fois dans cette configuration inédite. À chaque acte son médium, respectivement : le dessin, la photographie et le film. Les décors évoluent du négatif au positif, du monochrome à la couleur, de la représentation à l’abstraction, avec un résultat proche de la sidération. « Inferno » (2019), le plus grand dessin sur tableau noir réalisé à ce jour par l’artiste, figure une chaine de montagnes à l’orientation et aux tonalités inversées, comme si le haut était en bas et le bas en haut, répondant à l’environnement glacial décrit par Dante. Le trait est extrêmement précis. Il dessine les incommensurables détails et jeux formels.
De part et d’autre de cette gigantesque pièce centrale, un ensemble photographique, ou plutôt de négatifs de très grands formats, donne à voir « Purgatory ». Ainsi les feuilles de Jacarandas, habituellement d’un violet vif, apparaissent-elles ici en vert. Cette perception chamboulée de notre monde se retrouve dans « Paradise », film 35 mm réalisé en 2021, dernière œuvre de la trilogie. Il est ici montré pour la première fois en tant qu’œuvre autonome, en dehors du contexte du ballet pour lequel il a été créé. La bande-son consiste en une simulation numérique de la partition pour orchestre composée par Thomas Adès. Filmé en format panoramique, en CinémaScope, « Paradise » est un film entièrement abstrait. Il s’inspire des motifs circulaires et planétaires décrits par Dante dans le paradis. Les couleurs intenses sont empruntées à la palette du peintre et poète britannique William Blake (1757-1827). On les retrouve dans les dix sérigraphies représentant les sphères planétaires exposées dans le couloir. À droite du « Purgatory », de l’autre côté de la porte qui donne accès à la salle, un petit panneau reprend l’Adam et Eve chassés du Paradis que Masaccio a peint en 1424-25 sur un pilastre de la Chapelle Brancacci de l’Église Santa-Maria-del-Carmine à Florence. Ici, la scène, qui reprend seulement les deux personnages centraux, est entièrement passée au noir.
La seconde partie de l’exposition s’articule autour du film 16 mm « One Hundred and Fifty Years of Painting » (2021). Le pavillon qui lui sert d’écrin accueille, dans un espace compris comme l’antichambre, deux peintures des deux protagonistes du film, les artistes Luchita Hurtado (Caracas, 1920 – Santa Monica, 2020) et Julie Mehretu (née en 1970 à Addis-Abeba, Éthiopie, vit et travaille à New York), réunies à la faveur de leur amitié commune avec Tacita Dean. Le film suit la conversation à bâtons rompus entre les deux femmes. Nées le même jour, et âgées respectivement de cent et cinquante ans en 2020, les deux femmes parlent librement de la vie, la mort, l’expérience de la migration, la maternité et la peinture. La transcription complète de leur conversation est à retrouver dans le très beau catalogue en deux volumes qui accompagne l’exposition. Les murs de la salle dans laquelle est installé le pavillon servent de cimaises aux séries de lithographies « LA Exuberance » (2016) et « LA Magic Hour » (2021) créées à partir de dessins, témoignant du ravissement de Tacita Dean lorsqu’elle découvre le ciel de Los Angeles. Six petites pièces sur ardoises, œuvres récentes ayant également pour thème le ciel de Los Angeles, viennent compléter l’ensemble.
Entre évanescence et émerveillement, Tacita Dean construit une œuvre tout en nuance, aux propos sciemment pluriels, à la fois chtonienne et céleste. De l’Enfer de Dante aux ciels californiens, l’artiste tutoie le sublime.
______________________________________________________________________________
1 L’emblématique directrice du Mudam Luxembourg a quitté ses fonctions le 31 décembre 2021 après quatre années à la tête de l’institution, pour rejoindre son pays natal où elle dirige désormais le Museum of Contemporary Art Australia, à Sydney.
Head Image :
Tacita Dean
One Hundred and Fifty Years of Painting, 2021
16mm colour film, optical sound, 50 ½ mins, continuous loop
Courtesy the artist, Frith Street Gallery, London and Marian Goodman Gallery, New York/Paris
Location photograph: Mathew Hale
- Publié dans le numéro : 103
- Partage : ,
- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi ,
articles liés
Lydie Jean-Dit-Pannel
par Pauline Lisowski
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco