Tarek Lakhrissi à Nicoletti, Londres ︎
SPIT
Tarek Lakhrissi
19.09 — 02.11.2024
Nicoletti, Londres
Le 19 septembre à Shoreditch dans le centre de Londres, la galerie Nicoletti inaugurait son nouveau lieu d’exposition avec SPIT, un solo show de l’artiste français Tarek Lakhrissi. Oscillant entre fiction et réalité l’exposition se vit comme une immersion dans l’intimité de l’artiste qui partage un récit enrichi de ses expériences personnelles et collectives pour aborder des questions identitaires, sociales et politiques.
Un imposant démon violet en résine trône au centre de l’espace. Mi-emoji mi-Pokémon, THAT EVIL PART INSIDE OF ME IS LAUGHING joue sur des esthétiques et des symboles empruntés à la pop culture pour créer un langage universel. La sculpture arbore une paire de grands cils maquillés là où elle est habituellement représentée comme une créature aux attributs dits masculins. De cette manière, Tarek Lakhrissi réinterprète un symbole reconnaissable, ici associé au mal ou à l’espièglerie, pour créer un personnage hybride qui remet en question la délimitation des genres. Il révèle ainsi une poétique anticonformiste en utilisant la métamorphose comme moteur de la quête identitaire. L’artiste puise dans le potentiel de transformation des figures mainstream afin de repenser les notions d’identité et de représentations pour les rendre plus inclusives.
Le titre SPIT, cracher en anglais, joue sur l’ambivalence de l’acte qui peut être à la fois signe de rejet et de libération. Il part d’une expérience personnelle de l’artiste qui, lors de la Marche des Fiertés LGBTQIA+ 2024, se fait cracher dessus alors qu’il portait deux drapeaux, un palestinien et un algérien. Dans ce contexte, où les personnes qui ne répondent pas aux critères de notre société normative subissent encore trop souvent des agressions, Tarek Lakhrissi explore les dynamiques de rejet en prenant le contre-pied de cet événement. Il donne une réponse directe à la violence systémique en utilisant le fluide corporel comme matière marginale pour se débarrasser des forces négatives, des structures patriarcales et hétéronormatives qui étouffent les identités minoritaires, queer et racisées.
Si Émile Zola emploie le crachat pour dépeindre la misère et le dégoût, Jean Genet, quant à lui, le traite comme un acte de rébellion et de provocation dans son ouvrage Notre-Dame-des-Fleurs.Le crachat illustre non seulement le mépris envers une société qui opprime et marginalise, mais également un moyen d’affirmer son existence face à l’indifférence du monde.
Sur les murs de la galerie, telle une projection des sécrétions buccales du démon violet, les autres œuvres de l’artiste se déploient. Les six sculptures en verre soufflé de la série UNSEEN SUN se dévoilent, creusant un peu plus l’énigme de leurs motifs. Elles convoquent un imaginaire organique, pouvant évoquer à la fois un soleil, une fleur ou une anémone et sont traversées par un anneau qui fait écho à un heurtoir de porte. Nourri par la pensée de Monique Wittig, qui rompt avec la tradition narrative androcentrée, Tarek Lakhrissi s’engage dans un travail subtil et empreint d’humour visant à déconstruire les conditionnements sociaux. Si l’imagination s’étend, ces soleils teintés deviennent alors les possibilités d’un passage vers une réalité alternative où les conventions dominantes sont dissoutes.
Il y a aussi deux langues semi-translucides qui ne parviennent pas à se rencontrer. Ici la salive est vectrice d’une fusion charnelle impossible entre deux êtres et donne à voir une scène de tension physique et émotionnelle. De par leurs inhabituelles couleurs vertes, les deux langues semblent désirer distiller leur liquide intime, prêtes à contaminer tout ce qu’elles touchent tant qu’elles ne parviendront pas à se rejoindre. Tarek Lakhrissi joue par ailleurs avec les couleurs et les matérialités. En recourant à un matériau traditionnel tel que le verre coloré, qui est initialement liquide comme la bave, l’artiste explore simultanément sa transparence, sa vulnérabilité et sa fluidité. Le verre devient un support à la fois esthétique et symbolique pour explorer les échanges entre les corps et offrir une narration émancipatrice marquée par l’expérience du merveilleux.
Le dernier corpus d’œuvres marque l’introduction nouvelle du dessin dans la pratique de l’artiste. Dans chaque cadre, tracé au fusain, des formes humaines, démoniaques, angéliques ou chimériques s’entrelacent, questionnant notre rapport au réel et les limites de notre perception. Les personnages complexes qui émergent incarnent une multiplicité d’identités, révélant les tensions et les harmonies entre les rêves ainsi que les fantasmes qui habitent l’esprit de l’artiste. Les mots tels que « silence ! », « my soul » ou « spit » s’y inscrivent de manière prépondérante, contribuant à enrichir le langage visuel et narratif élaboré par l’artiste. Ils agissent comme des passerelles vers des états émotionnels intenses pour relater des transformations douloureuses mais libératrices. Finalement les mots, semblables à la salive, possèdent le pouvoir paradoxal de blesser autant que de guérir.
Head image > Vue de l’exposition SPIT, Tarek Lakhrissi à NıCOLETTı, Londres, 2024. Photo : Jack Elliot Edwards. / Installation view : Tarek Lakhrissi, SPIT, solo exhibition at NıCOLETTı, London, 2024. Photo : Jack Elliot Edwards.
- Publié dans le numéro : 110
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- Du même auteur : Lauren Lee McCarthy au Lieu Unique, Josefin Arnell et Max Göran à Cell Project Space, Londres, Barcelona Gallery Week-end, Tabita Rezaire aux Abattoirs,
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