r e v i e w s

Taysir Batniji

par Guillaume Lasserre

Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse

MAC VAL, Vitry-sur-Seine, 06.06.2021-09.01.2022

De son travail, on se souvient de l’enthousiasme qu’avait provoqué sa découverte aux Rencontres d’Arles en 20181, si bien qu’on le croyait celui d’un photographe. Le MAC VAL, musée d’art contemporain du Val-de-Marne, qui célèbre l’art sensible, poétique et politique de l’artiste franco-palestinien Taysir Batniji, démontre qu’il n’en est rien. « Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », sa première exposition rétrospective muséale, témoigne de la diversité d’un travail sous-tendu par le conflit israélo-palestinien. L’artiste est né à Gaza en 1966, quelques mois avant la guerre des Six-Jours. Ni documentaire, ni journalistique, son œuvre s’envisage de manière métaphorique. C’est à Naples, en 1993, qu’il poursuit ses études artistiques, après s’être formé à l’université de Naplouse (Cisjordanie), et avant d’obtenir, l’année suivante, une résidence à l’école nationale supérieure d’art (ENSA) de Bourges, avec un double statut singulier : celui d’enseignant intervenant d’une part et, de l’autre, d’étudiant en quatrième année, assorti d’un titre de séjour de dix ans. Installé en France, marié, père de famille, il obtient la citoyenneté en 2012. Jusqu’en 2006, date du début du blocus de Gaza, sa vie se partage entre la France et la Palestine. Depuis, il ne peut plus se rendre librement sur la terre familiale.

Taysir Batniji, Gaza journal intime #3 / Chez moi, 1999 – 2006. Photographies argentiques couleur, tirages jet d’encre sur papier Canson photo satin premium / Silver color photographs, inkjet prints on Canson photo satin premium paper. Courtesy Sfeir-Semler gallery, Beirut/Hamburg. Vue de l’exposition / Exhibition view « Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », MAC VAL 2021. Photo : Aurélien Mole © Adagp, Paris 2021.

À l’université de Naplouse, l’enseignement artistique est très académique. Il se concentre essentiellement sur la sculpture, mais c’est surtout à la peinture que se forme Batniji. Lorsque celui-ci découvre, à son arrivée en France, la multiplicité de formes et de médiums utilisés dans la création contemporaine, il est décontenancé. Il aura besoin de temps pour trouver son propre langage plastique.

Penser le monde depuis son endroit : c’est le point de départ de l’exposition du MAC VAL. C’est aussi une très juste définition de l’art de Taysir Batniji. Sans doute l’assertion est-elle vraie pour toute personne vivant un exil qu’elle n’a pas choisi. Dans son journal intime, Chez moi ailleurs (2000-en cours), l’artiste photographie son quotidien depuis son arrivée en France. Ce témoignage existentiel constitue aussi une réflexion sur la nature même de la photographie et sur la fabrique de l’image. Les œuvres de Taysir Batniji ne sont jamais figées. L’artiste a du mal à terminer une pièce. L’indéfinition de sa vie d’individu structure sa création plastique. Plusieurs motifs sont récurrents dans son travail : la grille d’abord, mais aussi la clef, qui permet de rentrer chez soi – symbole de la possibilité du retour. Pour les Palestiniens, elle est ce qui rattache à la terre d’origine. Le sable revient aussi régulièrement dans le travail de l’artiste. Il s’agit de déjouer le stéréotype de l’orientalisme. Batniji est un grand lecteur d’Edward Saïd2. Il inscrit ses œuvres dans un dialogue permanent avec l’histoire de l’art, comme en témoignent les références à Bernd et Hilla Becher, mais aussi au groupe Supports/Surfaces – qu’il découvre à la faveur de l’exposition de Daniel Dezeuze à la Box, la galerie de l’ENSA, en 1995 –, ou encore à Robert Morris. Son œuvre s’articule autour du réel, de sa représentation et de ses artefacts, prenant pour élément moteur les péripéties de son parcours administratif. Il y a toujours ce va-et-vient entre ce qui est et ce qui rend compte, entre les objets de la mémoire et les dessins, ce qui reste – à l’image de cet autoportrait perdu mais dont une photographie incarne/porte la survivance. L’humour traverse son œuvre. Souvent grinçant, il se fait parfois plus léger. Tout est prétexte, tout est métaphore. Il est beaucoup question d’autoportraits dans l’œuvre de Taysir Batniji. L’artiste travaille à partir de lui, fabrique à l’aune de son propre corps, comme s’il cherchait à fixer sa nationalité indéfinie. Beaucoup de ses œuvres relèvent de l’intime, du précaire : traces de pas, empilement de valises, etc. Le rapport au territoire l’obsède.

Taysir Batniji, Watchtowers, 2008. Photographies noir et blanc, tirages Lambda sur papier satiné, 50 × 40 cm (chaque) / Black and white photographs, Lambda prints on satin paper, 50 × 40 cm (each). Courtesy Sfeir-Semler gallery, Beirut/Hamburg. Vue de l’exposition / Exhibition view « Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », MAC VAL 2021. Photo : Aurélien Mole © Adagp, Paris 2021.

L’exposition s’ouvre sur un questionnement autobiographique vis-à-vis de la mort : une vidéo réalisée à partir d’une prise de vue, en 2003, à Gaza. Cette interrogation est le point de départ du portrait : un plan fixe sur le visage sombre et surdimensionné de l’artiste, qui se concentre pour ne pas cligner des yeux à chaque fois que retentit une déflagration durant les bombardements. L’installation vidéo est accompagnée d’un court texte retranscrivant la réponse d’un commandant de l’armée israélienne à un journaliste qui l’interrogeait sur le bruit des bombes : « un bruit de fond ». C’est aussi l’intitulé de l’œuvre.

On comprend mieux sans doute les autoportraits de Taysir Batniji au regard de ID Project (1993-2020), œuvre qui résume son itinéraire administratif en seize documents facsimilés, le ramenant constamment à une identité indéterminée. Sur le laissez-passer de voyage que lui a attribué Israël, « undefined » est apposé à côté de nationalité. Comment fait-on pour se construire dans cette région, quand la nationalité palestinienne est niée ? Au début des années 1990, après les accords d’Oslo, l’autorité palestinienne est brièvement autorisée à émettre ses propres papiers d’identité. Elle gère alors un territoire composé de deux zones séparées : la Palestine et Gaza. Comme sur le document de voyage délivré par Israël, il n’y a pas de mention de nationalité. Pour l’administration française, Taysir Batniji doit prouver qu’il est Palestinien, alors qu’elle ne reconnaît pas le terme de Palestine après 1948. Après 2006, l’artiste tentera trois retours à Gaza, qui se solderont par trois échecs.

Taysir Batniji, Hannoun, 1972 – 2009 (actualisation 2021). Performance/installation, photographie couleur, impression jet d’encre sur papier affiche, copeaux de crayons. Œuvre réalisée avec le soutien de BIC et d’Après-midi Lab / Performance/installation, color photography, inkjet printing on poster paper, pencil shavings. Work realized with the support of BIC and Après-midi Lab. Vue de l’exposition / Exhibition view « Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », MAC VAL 2021. Photo : Aurélien Mole © Adagp, Paris 2021.

Réalisée entre 2005 et 2006 dans les échoppes de Gaza, la série photographique Pères donne à voir les portraits encadrés des fondateurs des commerces dans leur environnement. Le portrait du fondateur est à la fois l’autel privé renvoyant à la famille et la mémoire publique collective du lieu de commerce. Le magasin, comme lieu ni totalement privé ni tout à fait public, est un entre-deux. Les échanges avec le territoire sont compliqués. Lorsque sa mère décède, Taysir Batniji ne peut pas se rendre à son enterrement, n’ayant pas obtenu l’autorisation de retourner à Gaza. Hommage intime, presque imperceptible, To My Brother (2012) est une série de soixante gravures blanches sur fond blanc réalisées à la main par l’artiste qui reproduit, en creux, les contours de l’album de mariage de son frère Mayssara, tué sous ses yeux par un sniper israélien au neuvième jour de la première intifada à Gaza, en 1987. Taysir Batniji est alors âgé de vingt ans. Se souvenir de la mort à chaque instant, sans doute est-ce ainsi que ceux qui ont connu la guerre traversent la vie. À la seconde intifada répond Gaza Walls. Cette série de photographies prises dans les rues de Gaza fait état d’une double disparition : celle du corps physique des martyrs et celle de leur représentation, effacée par la destruction – naturelle ou volontaire – des affiches à leur effigie. Dans Watchtowers, la série de tours et de miradors qu’il réalise3 en 2008, l’artiste décide de répertorier, selon le même procédé typologique que les Becher, les miradors israéliens qui envahissent le territoire palestinien. L’ensemble témoigne de la violence du principe même de la colonisation. Dans la série de dessins intitulée Après coup (GH0809), il imagine ce qui reste des maisons détruites durant l’« opération Plomb durci » (2008-2009) qui, pour la première fois, voit l’utilisation d’obus à phosphore blanc qui « grignotent » les corps. Taysir Batniji réalise énormément de dessins qui se font parfois objets et se matérialisent. Il est alors à Gaza pour la dernière fois.

Les clefs apparaissent d’abord sous la forme d’empreintes rouillées sur des toiles roulées (1997), installation influencée par le groupe Supports/Surfaces. Plus tard, elles seront cristallisées par l’artiste (2007-2014), copies exactes de celles qui figurent sur son trousseau de Gaza. Non fonctionnelles, extrêmement fragiles, elles illustrent de façon métaphorique non seulement l’impossible retour mais aussi l’immobilisation quotidienne de tout un peuple impuissant face à la maitrise de l’espace et du temps. Les clefs font référence à la Nakba4, l’exode palestinien de 1948, durant lequel sept-cent-mille personnes ont été déplacées, parties avec leurs clefs comme une promesse. Les clefs sont aussi celles de l’atelier abandonné de Gaza, que l’artiste reproduit régulièrement. Des copeaux de bois obtenus à l’aide de taille-crayons jonchent le sol et emplissent l’espace. Ils évoquent les coquelicots – « Hannoun »en dialecte palestinien, et également titre de l’installation –, qui sont les premières fleurs à repousser sur les champs de bataille. Ils ont la couleur rouge du sang. Le taille-crayon est un souvenir d’enfance pour Batniji. Il est lié à l’apprentissage, à la répétition, qu’il détestait. Alors, pour repousser le temps des devoirs, il taillait ses crayons jusqu’à les faire disparaitre.

Taysir Batniji, No Condition Is Permanent, 2014 (actualisation 2021). Savons gravés, palette. Œuvre réalisée avec le soutien de L’Atelier Populaire / Engraved soaps, palette. Work realized with the support of L’Atelier Populaire. Vue de l’exposition / Exhibition view « Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », MAC VAL 2021. Photo : Aurélien Mole © Adagp, Paris 2021.

L’œuvre de Taysir Batniji raconte les désastres du monde de son point de vue, à son échelle. Son atelier, sa valise, ses œuvres, sont autant de preuves de son existence. Suspended Time (2006), sablier posé sur son flanc, fixe le temps, le mouvement et l’espace, en immobilisant le sable. « Rien n’est permanent », affirme un dicton arabe que l’artiste prend soin de faire graver sur des centaines de savons empilés sur une palette et dont l’espérance fragile apparaît dans la double dissolution de l’œuvre – puisqu’à la matière précaire, soluble, s’ajoute le démantèlement : les visiteurs étant invités à repartir avec un morceau de savon. L’exposition du MAC VAL s’achève sur une vidéo dans laquelle Taysir Batniji se filme dans son appartement de Marseille en 2003, en train de danser sur I Will Survive de Gloria Gaynor, dans sa version revue et corrigée par la Coupe du Monde de football de 1998. La vidéo, surimpression de deux plans concomitants, est réalisée en réaction à la guerre en Irak. Les humains, comme les plantes, ont cette prodigieuse capacité à s’adapter à l’environnement dans lequel ils sont déplacés. Taysir Batniji incarne, à travers son travail, une poétique de la mémoire : celle des exilés, de ceux qui ne sont jamais tout à fait d’ici, plus vraiment de là-bas. Face à l’impermanence de son identité, la création plastique apparaît alors comme l’expression de son existence au monde.


  1. Guillaume Lasserre, « Taysir Batniji. Une histoire palestinienne », Le Club de Mediapart / Un certain regard sur la culture, 2 août 2018, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/020818/taysir-batniji-une-histoire-palestinienne
  2. Théoricien littéraire, politologue, humaniste, Edward Saïd est né en 1935 à Jérusalem dans une famille palestinienne. Il enseigne la littérature anglaise et comparée à Columbia University, à New York, de 1963 à sa mort en 2003. En 1978, il publie L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, considéré comme le texte fondateur des études postcoloniales.
  3. L’extrême difficulté que rencontre Taysir Batniji pour revenir à Gaza fait qu’il délègue la prise de vue de ses photographies
  4. En arabe : « désastre » ou « catastrophe »

Image en une : Taysir Batniji, sans titre, 2001 – 2014. Série de 177 portraits, sérigraphie sur Dibond, 31 × 39 cm (chaque) / Series of 177 portraits, silkscreen on Dibond, 31 × 39 cm (each). Courtesy Sfeir-Semler gallery, Beirut/Hamburg. Vue de l’exposition / Exhibition view « Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », MAC VAL 2021. Photo : Aurélien Mole © Adagp, Paris 2021.


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