The Book Lovers, Artist Novels
Le 10 avril dernier avait lieu à la librairie Pro qm à Berlin la présentation d’Artist Novels, ouvrage réalisé par le duo The Book Lovers formé par l’artiste David Maroto et la curatrice Joanna Zielińska, s’intéressant, comme son titre l’indique, aux « romans » écrits par des artistes. La discussion s’est rapidement engagée sur les problèmes de définition (d’un roman, d’une nouvelle, d’un artiste) et de délimitation de territoires afin de circonscrire plus précisément l’objet de l’investigation, entre art et littérature, avant d’aborder l’essence de leur démarche. Il était avant tout primordial pour le duo de marquer l’éloignement de l’artist novel d’avec la pratique de la poésie, cette dernière ne les « intéressant » pas, sa « rencontre avec le champ de l’art » ayant déjà fait l’objet d’innombrables commentaires et de développements en tous genres relevant d’une histoire, très fournie, qui part de Dada et des Surréalistes pour aboutir à la poésie sonore. Comme le rappellent les deux auteurs, la poésie est traditionnellement perçue comme un art compatible avec les arts plastiques, en particulier la peinture — qui, pour certains, représente son équivalent plastique — tandis que la littérature est généralement considérée comme étant insoluble dans l’art : le duo se propose donc d’analyser mais aussi d’accompagner l’émergence d’une nouvelle pratique, d’en relever l’importance tant pour le renouvellement de l’écriture romanesque que pour l’enrichissement de l’art contemporain et n’hésite pas à parler de nouveau médium.
Artist Novels est un ouvrage pour le moins baroque qui réunit des extraits de romans d’artistes mais aussi des entretiens avec des romanciers — comme Tom McCarthy —, des essayistes, ainsi qu’une bibliographie qui tente de recenser la masse des écrits littéraires produits par les artistes. Si les préambules sont nombreux, c’est en partie parce que la position des auteurs ne va pas de soi : à bien des égards, cette dernière pose des problèmes de fond comme, par exemple, l’idée d’assister à la naissance d’un nouveau médium. N’est-ce pas aller un peu vite en besogne ? Car, en l’état, le nouveau médium n’a de réalité qu’à travers l’identification d’une nouvelle « classe » de référence, celle des artistes… La réponse des Book Lovers est de dire que le renouveau apporté par les artistes justifie une pareille attribution, leur rapport à la littérature n’étant pas le produit d’une tradition qui les empêche d’en renouveler les codes mais dérivant de leur expérience à l’intérieur du champ de l’art, ce qui leur permet de revivifier la littérature. Il est commun de dire que c’est ainsi que les pratiques artistiques « progressent » en s’enrichissant mutuellement de nouveaux apports : le meilleur exemple n’est-il pas celui du cinéma qui a toujours su intégrer les ruptures en provenance de ces arts dits plastiques et inversement ? L’idée d’un nouveau médium — équivalent pour le cinéma et l’art à celui que cherchent à promouvoir Maroto et Zielińska pour l’art et la littérature — ne s’est pourtant pas imposée : le cinéma indépendant et / ou d’auteur est le produit d’une mutation qui s’est opérée à l’intérieur du médium cinéma, grâce aux apports extérieurs qui ont été intégrés. Le seul vrai nouveau médium qui bouscule totalement les codes et les conventions du cinéma est… la vidéo. Mais la vidéo correspond à l’émergence d’une nouvelle technologie qui a développé sa propre autonomie à l’intérieur du champ de l’art avant d’être elle-même phagocytée par l’art contemporain. Ici, il n’est pas question d’apparition d’une nouvelle technologie, nous sommes toujours dans le livre, le texte, le codex.
L’intérêt patent que portent les artistes à la littérature depuis, disons deux décennies, fait un peu penser à la porosité entre la littérature et l’art moderne au temps de Dada et des avant-gardes, toutes proportions gardées, parce qu’aujourd’hui les porosités ont été intégrées et que les « médiums », ou plutôt les pratiques, ont été élargi(e)s. L’art moderne postulait une convergence de la forme, la postmodernité une cohabitation des formes. Aujourd’hui, le livre, le texte lui-même, mais aussi le paratexte, sont sources d’inspiration pour les plasticiens qui s’en emparent de manière totalement débridée dans une espèce d’irrespect génial. L’on pense à la réécriture de Moby Dick par Daniel Gustav Cramer en un bloc continu ou encore à la nouvelle traduction d’Au cœur des ténèbres par Thu van Tran réalisée avec ses seules capacités de traductrice spontanée. Ce rapport décomplexé à la littérature en fait un facteur décisif d’évolution ; par ailleurs la considérable croissance de la production éditoriale ces dernières années au sein du champ de l’art contemporain (due au refus post-conceptuel d’un excès de visibilité et à l’accélération inouïe de la circulation des documents1) a créé une extraordinaire variété de supports allant du communiqué de presse à la légende des œuvres, en passant par les catalogues, les tracts et les affiches : un brassage de formes et de formats qui n’est pas sans effet sur l’écriture.
Mais cela ne suffit pas à créer un nouveau médium : nous restons dans des problématiques formelles, « de surface ». Quand bien même l’art contemporain excellerait à bousculer les conventions et à déconstruire en permanence les articulations établies2, l’établissement d’un nouveau médium consisterait peut-être à dépasser le constat de l’annexion de la littérature par l’art contemporain ou celui de l’invasion de motifs exogènes à l’intérieur des processus de narration et nécessiterait certainement de remanier en profondeur le langage lui-même, les enjeux narratifs, les stratégies fictionnelles ou participatives de l’écriture et sa « plasticité », ce qui entraînerait un basculement indiscutable vers un nouveau paradigme : une littérature d’artiste, dont nous ne sommes qu’aux prémices.
1 Brian Dillon, « The exhaustion of Literature », Mousse n°47, p. 38 et sq.
2 Idem.
Page extraite d’Artist Novels
Artist Novels, The Book Lovers Publication, ed. David Marotto et Joanna Zielińska, Sternberg Press, 2015, coédité avec Cricoteka à l’occasion de l’exposition « Reads Like A Book: The Book Lovers Project », du 23 janvier au 15 mars 2015.
- Publié dans le numéro : 74
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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