r e v i e w s

The Family of the Invisibles

par Patrice Joly

Seoul Museum of Art / Ilwoo Space, Seoul, 5.04_29.05.2016

Programmée dans le cadre de l’année France-Corée 2015-2016, « The Family of the Invisibles » réunit plus de deux-cents œuvres d’une centaine d’artistes de toutes les nationalités, choisies à partir de la profusion des collections du Cnap et du Frac Aquitaine. Concomitamment à une monographie de Gilles Barbier au musée National d’art Moderne et Contemporain de Séoul, l’exposition au SeMA et à l’Illwoo Space, au-delà de l’effet « vitrine » de la richesse des collections publiques françaises, se voulait avant tout une réflexion sur un médium — la photographie — doublement travaillé par la question du populaire (en tant que pratique et en tant que sujet) et traversé par des courants idéologiques sujets à critique, comme le rappelle Roland Barthes dans un célèbre chapitre de Mythologies dédié à l’exposition d’Edward Steichen, « The Family of Man » et dont la réinterprétation à l’Ilwoo Space d’après les remarques du célèbre auteur, pouvait s’entendre comme le prologue de l’exposition du SeMA.

Le choc est rude de se voir accueilli dans la cour du musée par un gigantesque panda gonflable avant de se voir expliquer que l’institution souhaite réserver une partie de sa programmation à des expositions plutôt faciles d’approche comme celle dédiée aux studios Dreamworks alors que « The Family of the Invisibles » est présentée à l’étage. Cette présence d’un puissant représentant de la culture populaire mondiale n’aurait par ailleurs certainement pas déplu à Roland Barthes, lui qui tout au long de sa carrière littéraire et scientifique s’est employé à remettre à l’honneur ce que d’aucuns considèrent comme la « basse » culture : il n’est pas impensable que l’auteur des Mythologies ait pu dédier un chapitre au martial panda que la firme américaine a rendu célèbre worldwide via l’efficacité de son marketing ; on se délecte à l’avance de ce que le raffiné et toujours pertinent locataire du Collège de France aurait pu produire au sujet de ce parangon de la distinction animale devenu mascotte du cinéma mainstream. Une autre surprise de taille nous attend dans le hall du musée avec Sans titre, I wasn’t made for this time, (2010) de Bruno Peinado — qui aligne une série de drapeaux bleu blanc rouge dont la coloration décline graduellement jusqu’à disparaître complètement — puisque nous étions censées venir voir une exposition dédiée à la photographie et ne pensions pas vraiment avoir affaire à ce qui s’apparente plus à une installation… Mais cette « anomalie » s’explique assez facilement par la volonté des trois curateurs (Pascal Beausse, Claire Jacquet et Magali Nachtergael) de développer une définition étendue de la photographie, de montrer ce qui fait image et non pas uniquement de multiplier les images fixes sur une variété de supports, autrement dit de ne pas se cantonner à une version restreinte de la photographie. Les deux institutions françaises réunies pour produire cette exposition représentent un fonds photographique plus que conséquent qu’il est de fait forcément plus que compliqué de donner à voir dans un ensemble cohérent qui traduise aussi le dynamisme formel de la photo de même que les porosités qu’elle établit avec les autres disciplines de l’art contemporain.

Entrée de l’exposition / « The Family Of The invisibles » SeMA,
avec Bruno Peinado, Sans titre, I just wasn’t made for These Times, 2010, Collection Cnap, © Adagp, Paris ; Seoul Museum of Art. Photo : Kim Sang Tae.

Le choix de placer cette proposition sous la figure emblématique de Roland Barthes s’avère presque évident tant l’auteur de La chambre claire, un des livres les plus marquants sur le médium photographique, a su composer un ouvrage d’une remarquable clarté conceptuelle (on se rappelle tous des développements opposant les fameux punctum et studium1) qui réussit cependant à laisser de la place à l’émotion suscitée par la mort de sa mère. Le centenaire de la naissance de Barthes avait déjà donné lieu à une exposition au Frac Aquitaine l’année dernière (« Lumières de Roland Barthes ») dont « The Family of the Invisibles » représente une sorte de version agrandie et augmentée des prêts de la collection du Cnap. L’ambition du projet donnait encore plus de raisons de se placer sous l’autorité intellectuelle d’un auteur qui s’est toujours attaché à renverser les hiérarchies de tout ordre y compris au sein des pratiques culturelles comme la photographie où la glorification des people et l’hagiographie ont occupé une place non négligeable. Le déploiement chez Barthes de tout un arsenal discursif destiné à briser l’ostracisation des classes populaires vite taxées d’incapacité à faire preuve d’une quelconque sensibilité esthétique trouve son aboutissement logique dans la célébration de la photographie comme art populaire capable de donner lieu à des productions remarquables. Si l’exposition ne donne pas la « parole » aux inconnus, elle témoigne en revanche d’une préoccupation constante chez les artistes tout au long du siècle passé et jusqu’à aujourd’hui à l’endroit des déshérités et des laissés pour compte, mettant justement en avant une humanité négligée et pour le coup réellement invisible. Si le choix d’œuvres iconiques comme celles de Nan Goldin ou de Larry Clark tombe sous le sceau de l’évidence, d’autres comme celles de Philippe Bazin ne sont pas en reste quand à l’attention portée envers une population ignorée : toutes cependant illustrent très justement un des concepts phares de la pensée de Barthes, le caractère politique de l’intime. Le choix du fractionnement en quatre chapitres, La déconstruction des mythes, Vers le neutre, Les invisibles, La fiction de soi, qui reprennent des préoccupations récurrentes dans la pensée de Barthes, permet de diviser l’espace du musée en autant d’expositions dans l’exposition mais aussi de mettre en avant la richesse des collections du Cnap et du Frac Aquitaine dans tous les compartiments de la discipline : où l’on s’aperçoit que les acquisitions des collections publiques ont su ratisser large, de Boubat à Mapplethorpe et de Sander à Coplans, mais aussi sortir des sentiers battus avec des œuvres plus inattendues comme cet ensemble de films en 16mm de David Lamelas où l’artiste semble simplement préoccupé par le désir de capter le passage du temps en des endroits choisis de Paris (Film 18 Paris IV. 70, 1970). Pour en revenir aux considérations du début concernant le médium photo, sa porosité et son incessante remise en cause de la forme, l’exposition fait aussi la part belle aux expérimentations poussées comme celle d’Adrien Missika qui réussit à revenir aux fondamentaux, à savoir que ce qui rend possible la photographie — l’action de la lumière — est également capable de générer du récit à partir de sa seule variation d’intensité (HDMI, 2006).

David Lamelas, Film 18 Paris IV, 70, 1970. Film 16mm, sonore, noir et blanc, 9’16’’. FNAC 09-631, collection Centre national des arts plastiques,
© David Lamelas/galerie Jan Mot, Bruxelles

1 « ayant passé en revue les intérêts sages qu’éveillaient en moi certaines photos, il me semblait constater que le studium, pour autant qu’il n’est pas traversé, fouetté, zébré par un détail (punctum) qui m’attire ou me blesse, engendrait un type de photos très répandu (le plus répandu du monde), qu’on pourrait appeler de la photographie unaire. » Roland Barthes, La chambre claire, Gallimard, p. 69.


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