The Infinite Woman à la fondation Carmignac
The Infinite Woman,
Fondation Carmignac, Porquerolles.
Curatrice Alona Pardo
27 avril – 3 novembre
Après une série d’expositions axées sur le contexte géographique de la Fondation Carmignac, son insularité, la direction artistique a décidé de bifurquer radicalement en ouvrant la programmation du centre d’art à d’autres thématiques, plus en phase avec des préoccupations sociétales. « The Infinite Woman », comme son nom l’indique, est totalement dédiée à la condition féminine et aux multiples manières d’aborder ses représentations. Confiée à Alona Pardo, curatrice à la Barbican Art Gallery de Londres pendant quinze ans, l’exposition propose un large spectre d’investigations de ce sujet chargé, historiquement et formellement, bien que la peinture soit majoritairement représentée dans l’écrin porquerollais.
Chaque exposition de la Fondation réserve son lot de surprises et de chocs face à la richesse et la rareté des œuvres présentées. En l’occurrence, pour « The Infinite Woman », ce n’est rien de moins qu’une peinture de Sandro Botticelli qui ouvre la déambulation, avec une Vierge à l’enfant qui tient dans ses mains une grenade (La Vierge à la Grenade, circa 1487). Si le fruit est régulièrement considéré comme une référence à la dissémination des fidèles à travers le monde, la curatrice y voit une symbolique plus audacieuse qui renverrait à l’image du sexe féminin. Quel que soit le degré de réalité des hypothèses soulevées par la présence du fruit, nous voilà de plain-pied dans le vif du sujet représentationnel qu’aborde la multitude des œuvres réunies. Le choix de cette œuvre iconique dès l’entrée aborde d’emblée les enjeux d’une exposition qui souhaite revisiter les standards représentationnels associés à la femme, qui, comme le dit la curatrice, sont pour le moins binaires : soit ils renvoient à sa supposée « féminité obéissante et asexuée », soit ils renvoient à l’image tentatrice de l’Ève du jardin d’Éden. S’appuyant sur les mythes qui abondent autour de l’île de Porquerolles et notamment autour de sa Fondation qui met en scène une princesse fuyant un « prédateur mâle », la curatrice a inventorié toute une typologie de figures féminines allant de la mère vierge à la mère ténébreuse en passant par la sorcière et la sirène, ce qui lui permet aussi de recoller à l’historique des expositions précédentes, tout en s’en détachant. Le lien avec le site de la Fondation, et plus particulièrement la végétation méditerranéenne luxuriante qui la borde à la manière d’une immense réserve horticole, se fait également via l’œuvre précitée de Botticelli dans laquelle le personnage de la Vierge est entouré d’un paysage pastoral au loin qui fait écho à la flore locale.
Le thème de la féminité et de ses variations, des débats qui entourent l’histoire de ses représentations, des oppositions entre celles du corps de la femme par les artistes hommes et celles de ce même corps par les artistes femmes n’est certes pas nouveau, mais ici l’intérêt du propos est de tracer un itinéraire, axé sur la métamorphose et les différentes figures de la femme, qui s’apparente plus à un glissement qu’à un face-à-face frontal, bien que ce dernier ne soit pas absent de l’exposition. Tout aussi logiquement, « The Infinite Woman » explore les archétypes féminins les plus répandus et se termine par une section qui laisse une large place à l’interrogation désormais classique de la définition et de la construction de l’identité féminine. Avec des œuvres aussi directes que celle de Martine Gutierrez se représentant en une sorte de Jeanne D’Arc trans, la proposition de la curatrice s’attaque à l’appropriation qu’ont fait certains milieux nationalistes de la Pucelle d’Orléans quand d’autres – « le peuple LGBT » – en ont fait une icône queer; idem pour la vidéo de Sin Wai Kin (A Dream of Wholeness in Paris, 2021) qui déconstruit la vision canonique de la déesse de l’amour, Vénus, pour en faire un personnage tiraillé entre ses multiples orientations sexuelles et les diverses influences culturelles qui l’ont nourrie.
Entre ces « différentes incarnations », l’exposition aura décliné un parcours en plusieurs sections plus ou moins thématisées qui dessinent une évolution des représentations de la femme aussi bien par les artistes femmes que par les artistes hommes : quand on observe le chemin parcouru entre la vierge de Botticelli, campée dans son rôle de mère maternante et celui d’une Tracey Emin ou d’une Marlène Dumas, on se dit qu’il y a quelque chose de l’ordre d’une certaine affirmation et d’une non moins certaine émancipation des rôles traditionnels dévolus à la gent féminine qui émerge, passant par toutes les étapes de la nécessaire violence et de la nécessaire provocation. La trajectoire que trace « The Infinite Woman » n’est pas exempt de bifurcations et de chemins de traverse, ni de concessions au spectaculaire, comme la violente confrontation entre l’iconique araignée de Louise Bourgeois (Spider, 1995) déployant ses membres tentaculaires et pour le moins menaçants face aux dessins muraux de France-Lise McGurn montrant des femmes dans des postures harmonieuses, toutes en douceur et légèreté – le dessin aux lignes épurées de l’artiste accentuant cette impression de suavité un peu sucrée. Spider illustre parfaitement cette première section de l’exposition (qui en compte six au total), intitulée « Of Myths and Monsters », qui oscille entre répulsion et réassurance. La curatrice semble glisser d’une mythologie biblique traditionnelle vers une mythologie « cosmique » où la femme acquiert un statut beaucoup plus valorisant en tant que (pro)créatrice de l’univers (Childbirth in America : Crowning Quilt 7/9, Judy Chicago, 1982) et non plus « simple » génitrice de l’enfant divin comme dans le tableau de Botticelli. De même que l’organe du plaisir féminin, jusqu’à récemment régulièrement absent de la plupart des expositions, devient chez Marion Verboom le symbole de l’affirmation de la sexualité féminine (Clito, 2022). Toute l’exposition est traversée par le sentiment d’un empowerment féminin qui se manifeste à travers les évolutions marquées de la représentation du corps de la femme.
La deuxième section, « The Sweetest Taboo », ne fait pas exception à cette volonté de décrire un phénomène qui semble inexorable, du moins dans la vision de la curatrice : celui de la déconstruction des archétypes féminins et de la restriction des rôles attribués historiquement aux femmes. Le mot tabou semble cependant encore appartenir à un registre langagier hérité du patriarcat et renvoyer à une vision fétichiste. L’itinéraire tracé par la curatrice passe d’une représentation ambiguë du corps de la femme – par un Roy Lichtenstein aussi réifiant que critique de la société puritaine des États-Unis (Reflexion in Jessica Helms, 1980) – à une explosion de sensualité dans les peintures plus qu’expressives d’une Marlène Dumas et d’une Lisa Yuskavage ou encore d’une Betty Tompkins exhibant de manière parfaitement assumée un sexe féminin, non pas à la manière d’un Courbet instrumentalisant quelque peu son modèle, mais à la manière d’une artiste femme exposant sans détour un organe censé « simplement » donner et recevoir du plaisir (Girl on girl painting, 2016).
Idem pour la section intitulée « Desobedient Bodies » qui, comme l’écrit Alona Pardo, dans le catalogue de l’exposition, « [ces] artistes racontent l’histoire d’une émancipation à travers l’art tout en proposant de nouvelles perspectives et interprétations des idéaux corporels ». On y retrouve des figures historiques de la résistance à la normalité corporelle comme l’iconique Orlan ou l’Égyptienne Ghada Amer, dont les toiles cryptées et voilées de broderie parlent autant de la lutte contre le confinement du plaisir féminin que des activités censées être l’apanage des femmes : en brouillant littéralement et au figuré ces lectures, l’artiste égyptienne ébauche des lignes de fuite à des devenirs déjà tout tracés. Plus récents, les travaux de Bul Lee et de Tishan Hsu confrontent la représentation de la femme aux multiples déformations et mutations que les outils numériques rendent possibles.
Après la section « Métamorphoses », qui évoque de possibles prolongations à ce tropisme émancipatif tout en essayant de redéfinir les habituelles affectations sociales et sexuelles de la femme (Martine Gutierrez, Zanele Muholi, Peter Hujar, Loie Hollowell), l’exposition se clôt par une section plus « fluide » intitulée « En eaux troubles », comme un clin d’œil à l’environnement maritime de l’île et à son inscription légendaire : la figure de la sirène est richement représentée, avec toute la charge érotique, sensuelle, mais aussi dramatique dans laquelle l’histoire littéraire et fictionnelle de l’Occident depuis les Grecs l’a cantonnée. Cette figure est réimaginée par Laure Prouvost, Camille Henrot ou Sofia Mitsola de manière résolument iconoclaste et jubilatoire.
Head image : Vue de l’exposition The Infinite Woman, Villa Carmignac, Porquerolles, 2024
Louise Bourgeois, Spider (Araignée), 1995. Paris Musées / Musée d’Art moderne © Louise Bourgeois, ADAGP, Paris, 2024
France-Lise McGurn, I’m at that party right now, 2024. Production pour la Fondation Carmignac dans le cadre de l’exposition
Photo : Thibaut Chapotot / Fondation Carmignac
- Publié dans le numéro : 108
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- Du même auteur : Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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