The Other Sight
CAC Vilnius, du 21 novembre 2014 au 11 janvier 2015
Pensée il y a tout juste un an comme une réflexion sur le poids de l’histoire et son influence sur les travaux des artistes, sur fond d’occidentalisation accélérée des pays baltes, l’exposition « The Other Sight » au Contemporary Art Center de Vilnius prend tout à coup, au vu du retournement spectaculaire de la situation est-européenne, une coloration tout à fait différente. La tension qui émane de cette seconde guerre froide que la plupart des commentateurs géopolitiques n’hésitent plus à nommer de la sorte est particulièrement vive par ailleurs dans ce pays qui possède une frontière importante avec la Russie et qui redoute que ne se développe un scénario à la géorgienne ou à l’ukrainienne. On aurait donc pu s’attendre à une floppée de travaux en réaction à une situation stressante, peut-être à une énième revisitation de la difficulté de traiter de questions politiques quand la situation ambiante est susceptible d’affecter en profondeur la vie au quotidien or, « The Other Sight » n’apparaît pas du tout dominée par l’urgence d’une réaction à chaud, nulle œuvre n’est empreinte de la moindre dimension protestataire. À cette absence de réactivité à la situation proche, il est possible d’arguer de l’antériorité de commandes faites à des artistes qui ont dû penser leur pièce bien avant que ne se déclenche la crise actuelle et que le temps de gestation et de production des rares œuvres produites pour l’exposition a empêché de prendre en compte cette nouvelle donne ; pour les autres, il s’agit essentiellement de prêts qui ont été décidés bien en amont. De fait, l’exposition qui est censée avoir pour arrière-plan la prégnance des bouleversements historiques semble bizarrement passer à côté de cette réalité qu’elle est supposée décrire, en donnant le sentiment étrange que l’histoire est allée beaucoup plus vite que la fabrique de l’art qui n’a pu suivre son rythme… Mis à part ce décalage après tout explicable et qui produit aussi des effets intéressants, comme celui un peu schizophrénique d’avoir désormais principalement à se préoccuper des problématiques liées au développement de la personnalité et à l’affirmation du choix du genre dans une Europe totalement pacifiée de l’intérieur, permettant à ses ressortissants de se déplacer sans entrave aucune — thème de la pièce de Simon Fujiwara, The Mirror Stage (2009-2013), qui décrit l’itinéraire de ce natif du Japon ayant grandi en Grande-Bretagne et qui fait rejouer une scène fondatrice de son devenir identitaire à un jeune garçon, le plaçant dans des circonstances similaires à celles qui déclenchèrent chez l’artiste orientation sexuelle et pulsion artistique—, l’exposition déploie une typologie assez représentative dans sa diversité de l’influence de la chute du mur de Berlin sur la production des artistes. Le parti-pris de privilégier des artistes de deux pays européens dont les affrontements récurrents au cours du siècle passé ont fini par s’épuiser pour donner naissance au couple moteur de la construction européenne, la France et l’Allemagne, montre effectivement des positions assez tranchées et des rapports à l’histoire assez divergents : à l’opposé du travail du duo Pauline Boudry & Renate Lorenz, à la pointe de la réflexion sur la question queer, de Clemens von Wedemayer, également marqué, du moins dans la vidéo (Muster (Rushes), 2012), par les fantômes récurrents de l’histoire jusqu’à Martin Neumaier, lui aussi mettant en scène, dans un style beaucoup plus allusif et éthéré d’autres revenants tout aussi inquiétants (Das abenteuerliche Herz, 2014), le contingent français semble beaucoup moins grave dans la forme, sinon dans le contenu. Les pièces de Louise Hervé & Chloé Maillet, par exemple, parodient gaiement les utopies de tout crin, celle de Saint-Simon traitée sous la forme d’une délicieuse comédie en costumes d’époque et diaporama, celle du héros fluxusien local Maciunas aboutissant par la grâce d’un réjouissant virevoltage au kitschissime Mission to Mars (The Saint Simonian’s performance and Planetariumas) ; quant à Wilfrid Almendra, si les poésies naïves qu’ils a récoltées auprès d’un paysan portugais sont d’une indéniable gravité, le dispositif qui les met en scène présente une indicible légèreté. Ne serait-on pas dans le cliché habituel d’un sérieux allemand éternellement opposé à la légèreté française ? Du coup, la tentative de vouloir faire dire aux artistes comment ils ont été influencés par l’histoire récente se tranforme un peu en la projection inconsciente des supposés standards nationaux sur les scènes artistiques… Heureusement que les rôles s’inversent par endroits et que ceux censément dévolus à l’équipe allemande se voient assumés pleinement par la française : ainsi l’image de la chute du mur de Berlin s’incarne de belle manière dans la pièce de Morgane Tschiember qui réussit à s’emparer adroitement d’un patio pour le moins difficile à investir (Pow(d)er, 2014), jusqu’au pari risqué de la présence de la neige qui offre une touche picturale inattendue en venant en atténuer judicieusement l’aspect métaphorique un peu trop prononcé. Quant à l’équipière allemande jouant à la française, c’est Katinka Bock qui en endosse le maillot, avec son ballon de basket perché sur le toit du centre d’art, emblème quasi invisible d’une Lituanie triomphante, venant grever ainsi la partie d’une insouciance parfaitement déplacée.
*Commissariat : Julija Čistiakova ; avec : Wilfrid Almendra, Katinka Bock, Pauline Boudry & Renate Lorenz, Simon Fujiwara, Louise Hervé & Chloé Maillet, Martin Neumaier, Uriel Orlow, Morgane Tschiember, Ulla von Brandenburg, Clemens von Wedemeyer, Virginie Yassef.
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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