r e v i e w s

Thomas Hirschhorn, Höhere Gewalt

par Gauthier Lesturgie

Schinkel Pavillon, du 29 août au 28 septembre 2014

« I’m not going to start trying to avoid working like myself 1»

Au cœur d’un quartier en pleine rénovation, la proposition de Thomas Hirschhorn à l’intérieur du Schinkel Pavillon semble faire écho aux innombrables échafaudages, grues et capharnaüm de marteaux-piqueurs qui environnent l’édifice. Sauf qu’ici, Höhere Gewalt fonctionne en réalité comme un trompe l’œil, une « simili destruction ». Thomas Hirschhorn use ici de son répertoire habituel pour former une sculpture éparse, détruite ou, en tout cas, qui en joue la représentation. En pénétrant dans la salle d’exposition circulaire, d’innombrables images nous viennent en tête, celles d’accidents, de crashs, d’explosions, de constructions défaillantes, de séismes ou encore de conflits, de guerres. Thomas Hirschhorn n’a bien évidemment pas saccagé l’œuvre de Karl Friedrich Schinkel. Un faux-plafond a d’abord été installé, pour ensuite être détruit, Höhere Gewalt est une sculpture imprécise voire informe soumise à sa propre masse, suspendue au plafond comme les entrailles d’un édifice qui n’existe pas. Lors de notre exploration dans ces ruines factices, l’illusion est immédiatement révélée par des artifices brutaux : morceaux de carton grossièrement agrafés au plafond, bouts de polystyrène et tuyaux d’aération placés au hasard, etc.

Déjà en 2012 à la galerie Gladstone2, Thomas Hirschhorn reproduisait les vestiges d’une violente catastrophe : celle du naufrage du Costa Concordia. Concordia Concordia jouait le jeu de la reconstitution, celle des omniprésentes photographies de l’intérieur désolé du bateau. En revanche, le chaos qui nous fait face dans le Schinkel Pavillon ne se place aucunement comme représentation d’un quelconque fait divers.

Installé au centre du pavillon et investissant tous ses recoins de manière apparemment aléatoire, la sculpture perturbe avec brutalité l’architecture néo-classique de Schinkel. Entièrement vitré sur ses façades circulaires, le bâtiment semble alors sceller sous vitrine les vestiges de cette « catastrophe ». Höhere Gewalt est une une réalité (dé-)construite en décor de carton. Nous ne sommes pas face à une pratique du délabrement mais bien dans un système réfléchi précisément dans le but de rendre l’illusion du non-structuré, correspondant alors à des règles esthétiques précises. Thomas Hirschhorn construit en quelque sorte une gestalt où tous les composants choisis, empruntés à un langage visuel reconnu, nourrissent ensemble une imagerie globale. Une pseudo-ruine qui, par sa facticité, ne commente pas une situation précise mais en représente le simulacre d’une multiplicité.

Thomas Hirschhorn, Hohere Gewalt, 2014. Schinkel Pavillon, Berlin.

Thomas Hirschhorn, Hohere Gewalt, 2014. Schinkel Pavillon, Berlin.

Höhere Gewalt ne s’inscrit pas dans un temps précis mais plutôt dans un répertoire élargi. On peut alors s’étonner de l’absence d’images, pourtant constamment usitées par l’artiste. Seules les photocopies du Zettels Traum d’Arno Schmidt dispersées en feuilles volantes dans tout l’environnement prennent cette position. Zettels Traum est publié en 1970 : 1334 pages structurées en trois colonnes, réunissant un assemblage labyrinthique de notes, collages, textes tapuscrits, images et correspondances. Résultat de dix ans d’un esprit complexe matérialisé en 130 000 fiches qui construisent vingt-quatre heures de récits narratifs. Les protagonistes discutent la complexité de traduire Edgar Allan Poe en allemand. Se plonger dans Zettels Traum est une entreprise difficile qui échappe à une lecture logique. Arno Schmidt produit son propre langage, restructure les conventions linguistiques si bien que l’écriture n’y est pas pensée comme médium de transmission mais plutôt comme une introspection instable dans la psyché d’un individu.

Bien plus que le contenu narratif, ce sont ces systèmes alambiqués résistant à toute compréhension qui intéressent ici Thomas Hirschhorn. L’artiste ne nous invite d’ailleurs pas non plus à élucider cette relation entre le texte et sa sculpture. La référence au Zettels Traum devient matériau de construction : dispersé, déchiré, plié, il nous est impossible de suivre une logique narrative.

L’esthétique chaotique mais pourtant construite qui nous « tombe » littéralement dessus, est un écho en ce sens au livre de Schmidt. En effet, à peine avons-nous pénétré dans la salle du Schinkel Pavillon que nous nous retrouvons intégrés à l’environnement, amenés à parcourir ses différentes cavités. L’expérience s’apparente à celle de la visite d’un studio de cinéma : violence mise en scène, décor de théâtre qui assure une nouvelle fois et avec puissance que toute image est construite. Avec Höhere Gewalt Thomas Hirschhorn érige un monument à l’incompréhension, à une fatalité surgissant sans contrôle possible. L’incompréhension comme donnée essentielle à nos systèmes de connaissance ; l’artiste nous invite à pénétrer une « zone d’ignorance».

1       Fernando Oliva et Marcelo Rez, « I believe the solution is panic : an interview with Thomas Hirschhorn », Cmagazine93, printemps 2007, p. 20-22.

2       Thomas Hirschhorn, Concordia, Concordia, Gladstone Gallery, New York, 14.09.- 20.10.2012.

3       Marcus Steinweg, « The Map of Friendship Between Art and Philosophy », in Thomas Hirschhorn : Establishing a Critical Corpus, jrp Ringier, Zurich, p. 304.

 

 


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