Tout le monde
Le Crédac, Ivry-sur-Seine, du 11 septembre au 6 décembre 2015
Comme avec « Le Travail de rivière » en 2009 ou encore « L’Homme de Vitruve » en 2012, le Crédac propose avec l’exposition « Tout le monde » un moment pour souffler dans l’enchaînement de ses expositions monographiques. Claire Le Restif, sa directrice, reprend la main dans son jardin pour permettre ce temps de jachère nécessaire aux terres même les plus riches de se régénérer en vue de donner à nouveau le meilleur d’elles-mêmes. Comme si le Crédac faisait relâche, ce moment où le spectacle s’interrompt pour que les troupes se reposent, où les représentations imposées sont mises en berne et où le bleu du ciel, aussi gris soit-il, redevient le territoire des projections de « tout le monde ». Soit une exposition collective à partir de ces collections publiques qui appartiennent à « tout le monde », pour ré-envisager ce « tout le monde » possible dans l’interstice qu’opèrent de moindres gestes. Poser quelques graines, comme un Poucet à rebours qui viendrait semer ses cailloux non pour retrouver son chemin mais pour dessiner un itinéraire de rebroussement depuis les encombres du réel vers des mondes envisagés comme possibilités. La Collection d’avocatiers de Michel Blazy, initiée en 1997 à partir de noyaux d’avocats et qui ponctue aujourd’hui l’exposition de sa forêt d’arbres adultes singuliers, rejoue ici la promesse d’avenir contenue dans ce geste simple et familier de l’enfance de « tout le monde » : planter une graine.
Et ce relâche débute par un relâchement, un moment de vacance et d’assoupissement, cette sieste de Melanie Counsell (Mechlin, 2006), petit film qui ouvre l’exposition, comme un temps de recul pour mieux s’élancer ensuite dans les projets. C’est ce moment de (re)commencement où il faut se jeter à l’eau que Guillaume Leblon rejoue avec sa performance Temps Libre (2001) au cours de laquelle il se jette du toit d’un immeuble dans un remake du Saut dans le vide d’Yves Klein. Un nouveau départ, un élan, mais qui commence par une chute, bien réelle, comme pour d’emblée déconstruire la mythologie héroïque et prométhéenne de l’artiste et le ramener dans sa dégringolade icarienne à sa condition de « tout le monde ». Ce rôle d’homme du commun que s’assigne Gordon Matta-Clark dans son film Fire Child : pas l’égal du Soleil donc, mais l’artiste en recycleur des rebuts du quotidien, ces déchets du réel dont il fait sa matière pour réaliser ce qui pourrait être une sculpture dans les décombres accumulés sous un pont de Manhattan (1971). Et pendant que les arbres poursuivent leur pousse imperceptible dans le temps long de la vie, Marie Cool et Fabio Balducci nous invitent avec Crayons de couleurs, table (2010) à reprendre leurs gestes simples, comme les gammes répétées d’une écologie de l’ennui. Au temps administré par les horloges répond la mécanique de ces petits entrechats de la main auxquels on s’astreint comme obéissant à un kit de survie psychique réglé par la chorégraphie. Une autre façon de libérer le temps, par une collection de gestes inutiles, d’astreintes sans applications, mais qui ouvrent sur le champ social ou politique, comme dans le travail de Lara Almarcegui qui repeignit en 1995 un marché au gros de San Sebastian alors même que celui-ci était voué à la destruction : la révélation d’une beauté de formes recouvrant une histoire sociale mais frappées d’entropie. Une œuvre qui pourrait se refléter dans la plaque d’acier recouverte d’eau de William Anastasi de 1963 posée non loin. C’est alors même que l’eau s’est évaporée et que le miroir devenu impossible cède le pas aux surfaces dégradées de la corrosion du métal qu’a lieu le deuxième rendez-vous des œuvres dans l’écho entropique qui les relie.
Alors, devant les soubresauts du monde, certains gestes viennent nous dire par leur modestie l’impossibilité d’agir sur le réel mais l’importance d’en formuler le désir, comme ces capsules de temps d’Agnes Denes enfermant des messages à des destinataires habitant dans mille ans : un aboutissement dont la vérification importe peu et pour lequel la dimension hypothétique prévaut. Il en est de même dans Waldstück de Hans Schabus (2009), une image tirée de la presse allemande des années soixante-dix présentant des manifestants écologistes dans des arbres : le regard rétrospectif pointe le romantisme d’une écologie qui fait grimper aux arbres mais n’infléchira pas le cours du monde. Pas plus que Kōji Enokura ne retiendra la déferlante qu’il semble vouloir stopper de son corps fragile allongé sur la plage que l’on voit sur Symptom–Sea-Body (1972) ; une photo qui ramène par le jeu cruel des coïncidences aux fracas d’une actualité qui vient faire effraction dans le champ de l’exposition et en réoccuper le bleu du ciel par la puissance de sa médiatisation, confirmant, si d’aucuns en doutaient encore, que c’est bien la vague qui aura raison de l’Homme.
Alors, peut-être faut-il à nouveau repartir à zéro et venir jeter ses dessins à la rivière comme le fit Gina Pane dans son Autocritique, une performance de 1968. Comme si la volonté de saisir le réel par ses représentations était vaine et que la formulation du rapport au monde devait obéir à d’autres règles que celle de la projection sur du papier quadrillé, sur des partitions ou dans des scénarios. En jetant ses dessins – ses desseins, en se défaisant des choses matérielles et en les laissant partir à vau-l’eau, l’artiste désigne ce qui pourrait être alors le champ de l’art : une série de moindres gestes, que « tout le monde » peut exécuter, mais qu’au final seuls endossent les artistes.
Avec : Dove Allouche, Lara Almarcegui, William Anastasi, Marcos Avila Forero, Michel Blazy, Marie Cool Fabio Balducci, Melanie Counsell, Marcelline Delbecq, Agnes Denes, Lili Dujourie, Kōji Enokura, Bela Kolárová, Jirí Kovanda, Guillaume Leblon, Jean Le Gac, Gordon Matta-Clark, Helen Mirra, Nicholas Nixon, Gina Pane, Hans Schabus, Mathias Schweizer, Roman Signer.
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- Du même auteur : Ugo Rondinone, Becoming Soil, Isabelle Cornaro, Politiques et poétiques du don et de l’échange dans le champ de l’art, Inside, Palais de Tokyo, Paris, Kent Monkman, L’artiste en chasseur,
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