Tubologie, nos vies dans les tubes
Frac Grand Large — Hauts-de-France, 21.04—30.12.2018
Dans la continuité du concept de « travailleur horizontal » qu’ils avaient développé l’an dernier à la Biennale Internationale Design Saint-Etienne[1] — un travailleur qui, aujourd’hui, contrairement à la secrétaire des années 60 ou à l’informaticien des années 80 assis face à sa machine à écrire ou à son moniteur, peut travailler allongé sur son canapé avec son portable ou sa tablette et à l’heure qui lui convient puisqu’il n’a plus besoin de se rendre « au bureau » — les artistes-curateurs de KVM (Ju Hyun Lee et Ludovic Burel), avec cette nouvelle exposition à partir des collections du FRAC, attirent notre attention sur les tubes. « Les tubes sont partout » affirment-ils dans leur texte d’intention, nous prenant ainsi un peu au dépourvu, avant de nous convaincre du bien-fondé de leur assertion, tant les exemples convoqués dans et par l’exposition relèvent de domaines divers, de la musique aux tubercules. Ne serait-ce qu’en regardant le paysage industriel à travers les baies vitrées du bâtiment de Lacaton & Vassal, on ne peut que le constater, les tubes sont là. Mais surtout, de même qu’avec le travailleur horizontal, KVM faisait de l’art le lieu d’une analyse, à partir des formes, d’un phénomène ultra-contemporain — rien de moins que la transformation du travail dans sa dimension sociale, médicale, économique, technologique et esthétique —, avec cette exposition, le duo identifie le tube comme forme autour de laquelle s’agrègent des phénomènes apparemment épars en acquérant ainsi une dimension nouvelle. C’est que les tubes assurent la circulation de l’information, des objets, des flux, de l’énergie… Et la tubologie deviendrait presque une branche des sciences de l’information, sauf que la méthodologie du duo est résolument artistique et non universitaire.
L’entrée de l’exposition se fait par une « zone design », l’espace du lieu étant découpé parallèlement à la mer en bandes successives où sont présentés différents registres tubulaires, ici au sens littéral, avec les structures d’une sélection de sièges, et ailleurs dans un sens plus dérivé. Chose rare, profitant des doublons de la riche collection du FRAC en matière de design, les curateurs ont choisi des pièces sur lesquelles le public peut s’installer, offrant l’occasion de tester par exemple le Pisolo de Denis Santachiara (1987), un tabouret de bureau dans lequel se range un matelas gonflable. Encore une fois, à l’instar de leur précédente recherche autour du travailleur horizontal, il est question de la manière dont les individus, par le biais de leur corps, sont touchés au cœur de leur être par leur environnement socio-économique. Dans la « zone art » qui donne sur la mer, d’autres espèces tubulaires, plus métaphoriques, évoquent les flux parmi lesquels nous vivons. La sculpture en fonte de Nicolas Deshayes, Thames Water (2016), se raccordant réellement au circuit de chauffage du FRAC, rend présent à l’esprit le réseau de tuyaux qui parcourt les murs et les sous-sols des habitations. Le néon de Peter Friedl, Untitled (Badly organized) (2003), que l’on peut interpréter comme un commentaire — plus drôle que vrai — des curateurs sur leur propre exposition, est lui aussi bien sûr un tube, de cette espèce omniprésente dans les villes et dans l’art. La pièce de Walead Beshty, FedEx […][2] (2009), un cube de verre qui exhibe par ses fissures les chocs causés par ses nombreux trajets, rappelle le tube virtuel qu’est le flux de circulation des objets, de moyens de transports en moyens de transports. Dans l’autre zone qui jouxte celle du design, l’attention est déplacée vers un thème connexe, le réchauffement climatique, symbolisé par le piment dont soixante-quinze variétés poussent en pots dans l’exposition. Lui-même de forme tubulaire et cultivé grâce à des tuyaux d’irrigation, le piment évoque en même temps un monde, autrefois de science-fiction mais aujourd’hui de plus en plus réel où, la température montant d’année en année, seules les plantes tropicales susisteront. Avec cette installation, la considération des tubes sous l’angle du trop produire et trop circuler conduit tout droit à une prise de position écologique. Il en sera de même avec la « zone tubercules », à l’étage, qui peut être perçue comme un laboratoire sur les plantes comestibles en condition de survie. Enfin, deux dernières zones, encore différentes, restent à mentionner, les zones « photos » et « sons » qui se superposent. En effet, pour contempler les images accrochées à une cimaise séparant l’espace, le visiteur est invité à s’allonger sur des pyung sang, des canapés inspirés de l’habitat coréen conçus par le duo, pour écouter une sélection musicale, morceaux historiques ou compositions récentes liés d’une manière ou d’une autre aux tubes. Incitant à un temps d’arrêt dans la visite, un temps à s’accorder pour contempler, méditer, songer (le faisons-nous souvent ?), cette double zone permet de se poser face aux photos, par exemple les paysages ferroviaires de O. Winston Link des années 50 ou l’Usine de conditionnement de crevettes d’Yto Barrada (1998), qui concentrent bien des aspects du tube que l’exposition évoque.
Celle-ci, drôle, intelligente, conceptuelle, sans oublier la part esthétique de l’art, aurait même pu, sans lasser, être plus vaste et se poursuivre dans tous les étages du FRAC Grand Large.
[1] Exposition “Cut & Care – A Chance to cut is a Chance to Care”, 9 mars-9 avril 2017.
[2] Le titre complet mentionne toutes les références des trajets effectués par le cube dans son emballage FedEx.
(Image en une : Vue de l’exposition. © Photo : Aurélien Mole.)
- Publié dans le numéro : 86
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- Du même auteur : Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier, Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz,
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