Un réel de l’entre-deux
Avec « Le sentiment des choses », le duo de commissaires formé par Élodie Royer et Yoann Gourmel parvient à ce rare équilibre qui satisfait aux attentes d’une exposition de groupe sans pour autant brider le spectateur à un unique axe de réflexion. En effet, si l’œuvre du très hétéroclite Bruno Munari – à la fois artiste, écrivain, illustrateur et figure tutélaire du design italien du XXe siècle – définit le point de départ de cette aventure curatoriale, à aucun moment l’exposition ne fait figure d’exposé. À aucun moment, elle ne prétend réunir les héritages et les relectures d’un art qui lui-même se refuse aux dogmes. Il s’agit davantage d’un lointain écho, puisque les pièces ici présentées, toutes générations confondues, remettent en orbite les grandes idées que Munari a développées dans le sillage des futuristes, du groupe Fluxus, de l’Arte Povera et autres traités phares du post-modernisme.
Dès la première salle, la suspension d’une Machine inutile (1953-1993) au-dessus d’une plateforme dédiée à toutes sortes de processus donne à penser la présence de Munari comme un « sentiment » et les objets qui l’entourent comme des « combinaisons infinies dictées par le hasard », pour reprendre la définition du mouvement donnée par Munari, à propos de la série des Machines Inutiles. Aussi, l’acte consistant à « évider » la machine futuriste de toute utilité trouve un écho dans le Fluxfilm n°4 (1966) de l’artiste et compositrice japonaise Meiko Shiomi : un plan séquence filmant au ralenti les lèvres de Yoko Ono, donc dépourvu de trame narrative mais qui atteint, grâce à son remarquable effet de suspension, une poésie du mouvement en marge de l’objet cinématographique traditionnel. Le film de Julien Crépieux, Sans titre (Travelling Kid) (2011), semble lui aussi se réclamer de ce rapport, de cet écart poétique entre l’objet et le dispositif qui l’enregistre. On y voit un enfant courir, s’évertuant, par des changements de vitesse, à rester dans le champ de la caméra, tandis que celle-ci cherche au contraire à lui échapper. Il y a donc divorce entre le sujet et le support, entre l’intention et le résultat. Mais est-ce que l’intention suffit à faire œuvre ? Toute la question est là car ces travaux qui gravitent autour de Munari, au-delà de réaffirmer la place de l’aléatoire et du quotidien dans l’art, aspirent à un autre réel : un réel de l’entre-deux, entre l’idée et sa transcription spatiale. Ainsi, les quatre fils de laine de Fred Sandback (Sans titre, 1969) organisent, entre le sol et le mur, la figure d’un quadrilatère qui tend à fantasmer la projection spatiale du dessin. Par ce miracle, la géométrie quitte le plan pour habiter le réel comme un objet physique. Ce passage de la 2D à la 3D paraît relever d’une spiritualité orientale, à l’image des pliages d’origami qui se déploient dans l’espace et que Munari appelait « sculptures de voyages ». Le groupe japonais The Play devait par ailleurs construire en 1977, près de Kyoto, un paratonnerre constitué de pyramides triangulaires (Thunder). Jusqu’en 1986, cinq cent cinquante personnes seront passées, en vain, dans l’espoir qu’un orage illumine cette géométrie du plein air. À la manière du Lightning Field (1977) du Land artist américain Walter De Maria, l’œuvre est donc à situer entre son projet d’intention et sa possible réalisation. Elle existe dans cet intervalle qui raccorde la pérennité de l’idée qui la fait naître, à l’instant magique qui la fait voir, le supposé « coup de foudre ». À moins que le dessin puisse se passer de « dessein ». C’est le cas des Griffonnages de Ryan Gander faits, comme l’explique de manière extraordinairement exhaustive la légende, « dans son atelier du Suffolk, pendant qu’il téléphone à sa mère entre 10 h et 10 h 32 le matin d’un lundi férié le 31 août 2009 […] ». De Robert Filliou au pseudo Wall Drawing de Bruno Persat (Trying to make a work of art by thinking of Babylon…) réalisé au moyen d’un ballon de football, on comprendra que ces dissertations sur la spiritualité japonaise ne sont à méditer que dans la perspective très décalée d’un art où l’humour et la légèreté sont omniprésents.
Avec : Lenka Clayton & Michael Crowe, Isabelle Cornaro, Julien Crépieux, Robert Filliou, Martino Gamper, Ryan Gander, Mark Geffriaud, Ray Johnson, Chitti Kasemkitvatana, Cyrille Maillot, Bruno Munari, Émilie Parendeau, The Play, Bruno Persat, Pratchaya Phinthong, Chloé Quenum, Clément Rodzielski, Fred Sandback, Mieko Shiomi.
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- Du même auteur : Bojan Sarcevic, L'ellipse d'ellipse, Les dérives de l’imaginaire , Vincent Lamouroux « Néguentropie », Tamar Guimarães, L'Au-delà (des noms et des choses),
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