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Warren Neidich, Glossary of Cognitive Activism, 4e édition, Eris Books, 2024

par Emma Fitzgibbon & Charles Wolfe

L’ouvrage de Warren Neidich, Glossary of Cognitive Activism, dont nous discutons ici de la 4e édition profondément remaniée et augmentée, prend une forme relativement inédite, celle du glossaire, en réponse au défi conceptuel et terminologique posé par son sujet. En effet, un « activisme cognitf » est censé répondre au contexte, au défi posé par l’ère dite du « capitalisme cognitif », du « cognitariat » : on voit déjà que le champ est hybride, interdisciplinaire, faisant se croiser une pratique esthétique (y compris dans une dimension militante, donc « activiste »), des concepts tirés des sciences neuro-cognitives, et une réflexion d’avant-garde sur le péril et les promesses technologiques à venir et déjà actualisées ; ce que Foucault aurait appelé une « histoire du présent » en somme. Il faudrait aussi évoquer l’affirmation fascinante et mystérieuse de Deleuze, selon laquelle créer de nouveaux circuits dans l’art, c’est créer des circuits dans le cerveau : affirmation d’identité art-cerveau dont le projet de Neidich serait un de seuls vrais exemples.  

Neidich met en valeur un changement de paradigme survenu avec l’arrivée des nouvelles technologies computationnelles : nous sommes en effet passés du paradigme de l’exploitation du corps par le capitalisme à une nouvelle forme d’exploitation, c’est à dire celle du cerveau ; « de la chaîne de montage à la position face à un écran d’ordinateur »… La performance et l’exploitation du travail labeur immatériel des individus, le cognitariat, a remplacé l’exploitation physique des ouvriers ce que Neidich nomme le early cognitive capitalism. Car cette évolution n’est pas complète, n’est pas terminée. 

L’enjeu se trouve donc dans l’élaboration d’une nouvelle forme de résistance face à cette exploitation des cerveaux humains, au neuro-capitalisme/capitalisme cognitif. Comme le souligne Neidich, il s’agit d’articuler cette résistance comme il en fut déjà le cas face au glissement vers une société et une économie de l’information. Le but donc du glossaire est d’éveiller les consciences face au danger de ce glissement neuronal dans le processus et l’exploitation capitaliste des êtres humains. On songe, sans être trop grandiose, à l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (certes un immense ouvrage collectif, alors que ce Glossaire a été écrit seul), puisque dans les deux cas il y a la volonté de produire un dictionnaire permettant à ses lecteurs de s’orienter, tant dans les sphères culturelles que technologiques, de démystifier un certain nombre de concepts. Dans le vocabulaire de Neidich cela donne « de déstabiliser les moyens complexes par lesquels un futur capitalisme neuronal travaillera à créer des formes contemporaines de gouvernance et de subsomption neuronale ». 

La démarche et la recherche d’une forme de résistance face à cette exploitation s’inscrit dans une tradition philosophique assez proche de la French Theory (Foucault, Debord, Deleuze et Guattari, Stiegler, etc.) ainsi que dans le mouvement théorique de l’accélérationnisme (notons que c’est la première définition qui apparait dans le glossaire, ce qui permet de donner le ton de l’ouvrage) et des nouvelles théories cognitives. 

Neidich propose ainsi une idée nouvelle, qu’il nomme le « cerveau sans organes ». Cette expression rappelle très logiquement celle de « corps sans organes », employée initialement par Antonin Artaud et développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux (1980). La théorie du cerveau sans organes dépend de deux cadres épistémologiques importants. Premièrement, l’épigenèse des réseaux neuronaux par stabilisation sélective des synapses analysée par Jean-Pierre Changeux, et deuxièmement le concept d’organogenèse exosomatique chez Bernard Stiegler, qui souligne le rôle joué par l’évolution des techniques dans le développement du cerveau. Le cerveau sans organes libère le cerveau biologique des capacités d’organisation du code génétique endosomatique subsumé par le milieu techno-socio-politique despotique, exosomatique et capitaliste qui sculpte secondairement la plasticité neuronale du cerveau et normalise ses variations en créant une population de citoyens neurotypiques. 

Extrait de Warren Neidich, Glossary of cognitive activism (for a not-so-distant future), 4ème édition, Eris Books, 2024.

Le glossaire s’inscrit dans la démarche de son auteur, d’investir les nouvelles technologies afin de se les réapproprier et de rétorquer une réponse adéquate face à l’exploitation capitaliste. Si le but premier du capitalisme cognitif est d’exploiter les « cerveaux matériels », alors il est nécessaire de faire intervenir une forme de résistance, que Neidich nommera « activisme cognitif ». 

L’activisme cognitif est un appel à créer un nouveau vocabulaire, une nouvelle boîte à outils linguistique et conceptuelle permettant de décrire les conditions du capitalisme cognitif, mais aussi d’élaborer (plus proche de la pratique) des circuits (expression deleuzienne) de performativité et d’action afin de combattre la détresse psychique induite par cet état des choses. Des idées venant des neurosciences y seront intégrées mais sous une forme que Neidich décrit (encore un terme deleuzien, ici plutôt deleuzoguattarien) comme « détérritorialisée ». Citons quelques-unes des stratégies que Neidich liste comme appartenant à ce project cognitivo-activiste : le piratage informatique, les lanceurs d’alerte, la cryptographie, l’utilisation du dark web, les actes artistiques et poétiques tendant à brouiller les répartitions sensible/insensible, les pratiques de yoga et de méditation, ainsi que l’utilisation de l’ayahuasca et d’autres substances psychédéliques. Mais aussi, une notion de justice cognitive, qui comprend le droit à coexister des différentes traditions de connaissance et des pratiques culturelles dans lesquelles elles sont engagées à coexister, sans contrainte, notamment les rapports Nord-Sud (surtout le «global South»). Neidich écrit que « Ce lien avec la justice cognitive implique un plus grand degré de complexité, tant dans le milieu culturel que dans le cerveau » (voir l’affirmation de Deleuze citée ci-dessus). 

En effet, si ce changement de paradigme de la corporalité à l’immatérialité implique de nouveaux dangers d’exploitation, cela implique également pour Neidich, de nouvelles formes de résistance. De même que la technologie du cinéma était pour Benjamin à la fois potentiel de résistance et potentiel d’oppression fasciste, les nouvelles formes de neuro-pouvoir (version plus neuro-centrée du concept de biopouvoir), y compris dans leur lien aux nouvelles technologies média, et à la commodification de nos capacités neuronales, «fournissent de nouveaux potentiels, tant d’oppression que d’émancipation ».  

Selon la théorie de Stiegler, le cerveau évoluerait et se modifierait en fonction de l’environnement extérieur (ce qui implique une modification radicale du cerveau avec l’arrivée, l’exposition et l’usage des nouvelles technologies computationnelles). La dimension activiste qu’envisage ici Neidich ajouterait que l’une des manières pour s’émanciper et contrer le contrôle du capitalisme cognitif serait de changer son environnement : environnement visuel, environnement affectif, environnement psychique. Ce qu’un grand théoricien disparu, Guattari, qui se serait sans doute reconnu dans le projet présenté ici, aurait nommé « production des subjectivités ». 

Extrait de Warren Neidich, Glossary of cognitive activism (for a not-so-distant future), 4ème édition, Eris Books, 2024.

https://cup.columbia.edu/book/glossary-of-cognitive-activism/9781912475360
https://eris.press/Warren-Neidich
Emma Fitzgibbon est étudiante en philosophie esthétique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches se concentrent principalement sur la musique électronique expérimentale, la cybernétique, la théorie-fiction ainsi que sur l’implication des nouveaux médias dans l’art contemporain. 
Charles Wolfe est professeur de philosophie moderne et contemporaine à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, auteur de différents travaux notamment sur le vitalisme et le matérialisme. Dernière publication : The History and Philosophy of Materialism (codirigé avec John Symons). 


Head image : Couverture de l’ouvrage Warren Neidich, Glossary of cognitive activism (for a not-so-distant future), 4ème édition, Eris Books, 2024.

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