r e v i e w s

Watched! Surveillance, Art and Photography

par Aude Launay

Kunsthal Aarhus & ARoS, Aarhus*, 16.11 – 31.12.2016

&

James Bridle, Apophenia, Galleri Image, Aarhus, 14.10 – 18.12.2016

Alberto Frigo, Images of the artifacts used by the main hand (depuis 2004). Photo: Jens Møller/Kunsthal Aarhus

Alors que la polémique sur le TES, le méga fichier de données biométriques de l’ensemble de la population française, fait rage dans le pays1, réactivant ainsi l’intérêt général pour les questions de fichage des citoyens, de sécurité de leurs données et, plus largement, de leur surveillance, une exposition itinérante vient appeler les choses par leur nom : « Watched! Surveillance, Art And Photography » menée par la chercheuse Louise Wolthers, curatrice à la Hasselblad Foundation basée à Göteborg. Si la plus imposante des installations présentées, Images of the artifacts used by the main hand (2004-en cours) d’Alberto Frigo, se donne sous des atours de prime abord presque humoristiques tant le projet semble farfelu, elle n’en est pas moins sidérante. Comme son titre l’indique, elle est une collection exhaustive de photographies de chacun des objets utilisés chaque jour par la main droite de l’artiste, pourvue de déjà quelque 300 000 images de brosses à dents, visseuses, claviers, téléphones, poêles à frire, fourchettes, stylos, etc. Entamée en 2003, soit concomitamment à la création des futurs mastodontes de la gestion d’image de soi LinkedIn et Myspace et tout juste avant les premiers diffuseurs massifs d’images de la banalité du quotidien de chacun Facebook et Flickr, digne héritière du British Mass Observation movement2, elle est prévue pour continuer jusqu’en 2040 lorsqu’elle pourra former un carré de 36 pieds par 36 qui contiendra environ un million de photos. C’est entre un inventaire poétique à la Pérec et un refus politique de l’automatisation à tout va que se déploie cette monomanie. « L’imitation de la procédure même de l’automatisation et le fait de rejouer physiquement l’algorithme du mécanisme de la surveillance » permettent à l’artiste « non de faire partie de la machine mais d’agir comme elle » car une « nouvelle infrastructure de surveillance a créé des machines intelligentes qui prennent non seulement la place du surveillant mais, plus dramatiquement, de nous, les surveillés3 ». Entre le bel objectif de la connaissance de soi et la servitude volontaire qu’est devenue la quantification de soi (temps de sommeil, taux de glucose, rythme cardiaque ou humeur recensés et mémorisés par nos montres, bracelets ou téléphones) à laquelle cette quête prométhéenne ne manque de faire penser, bien qu’elle revendique en être tout à fait distincte, il y a une rupture épistémologique que nombre d’entre nous refusent encore de voir. La surveillance ne relève pas en effet uniquement d’une imposition manifeste et unilatérale, et l’on s’y soumet souvent plus volontiers qu’il n’y paraît. Cependant, le propos de l’exposition tend plus généralement vers le constat inverse : la surveillance généralisée, qu’il est désormais plus opportun de nommer multiveillance, est de plus en plus mise en lumière par les artistes au moyen de ses propres moyens.

À droite: Mishka Henner, No Man’s Land (2011); au fond: Adam Broomberg & Oliver Chanarin, Spirit is a Bone, 2013.
Photo: Jens Møller/Kunsthal Aarhus.

Ainsi de cette impressionnante technologie de reconnaissance faciale avancée qui permet, suite à la prise de vues par quatre caméras différentes, de reconstituer le fac-similé en trois dimensions d’un visage sans aucune coopération du sujet. Bien plus qu’une simple photo d’identité, ces portraits pour la réalisation desquels le portraitisé « n’est pas nécessairement conscient de la présence des caméras4 » sont de plus en plus utilisés par les polices aux frontières et dans les lieux de passage importants des métropoles européennes. Adam Broomberg & Oliver Chanarin se sont saisis de cette technique dans Spirit is a Bone (2013) pour reproduire les visages de citoyens moscovites (dont l’une des Pussy Riot) conviés pour l’occasion. Ce qui rend cette technique si fascinante c’est que, conçue pour photographier des personnes résistantes à cette idée, elle produit néanmoins des portraits au regard comme fixant l’objectif, d’une frontalité désarmante, augurant de la facilité inquiétante avec laquelle nos comportements et nos gestes mêmes peuvent être modifiés machiniquement sans notre consentement, tandis qu’il est aussi possible de l’envisager comme une manière de faire transparaître la « vérité » qui donnerait à un visage son identité5, dans une vision héritée des arguments pseudoscientifiques de la phrénologie qui infuse étrangement certaines recherches actuelles dans le domaine de la reconnaissance faciale6.

Si le citoyen « lambda » est déjà relativement réticent à se laisser ainsi visuellement enregistrer, celui qui n’en est pas un officiellement car dépourvu de papiers en éprouve d’évidence encore plus de difficulté. Quatre œuvres traitant de cette question en font l’un des axes forts de l’exposition.

Tina Enghoff , A Tree Cannot Block the Water, 2011. C-print (Migrant Documents series, 2013)

Si Hanne Nielsen & Birgit Johnsen jouent avec Drifting (2014) d’un effet miroir de l’histoire qu’elles narrent — celle d’un homme (fait réel) retrouvé sur un radeau flottant dans les eaux internationales entre le Danemark et la Suède qui a refusé de révéler son identité aux autorités — par le biais d’un collage entremêlant bribes de journaux et photos floues pour former un récit dans lequel l’anecdote le dispute aux suppositions, Marco Poloni dévoile en une collection de photographies les chemins parallèles qu’empruntent sur Lampedusa ces résidents temporaires de l’île que sont les touristes et les migrants (Displacement Island, 2006), tandis que Mishka Henner relocalise, dans No Man’s Land (2011), des vues de non-lieux découvertes sur Google Earth sur lesquelles apparaissent des femmes isolées et peu vêtues. Opérant par recoupement d’informations trouvées sur des forums liés à la prostitution, il légende ces captures d’écran des adresses de ces bords de routes et orées de bois quasi désertées produisant ainsi une délicate réflexion plutôt inattendue sur les rouages du pouvoir de la géolocalisation. Quant à Tina Enghoff, ses Migrant Documents (2013) viennent raconter l’histoire de ces sans-papiers sans-abris réfugiés dans les parcs de la capitale danoise sans jamais montrer leurs visages, évoquant leur vie à la sauvette via de grands tirages noir et blanc de sacs poubelles et autres effets à demi dissimulés entre des branches d’arbres ; une vidéo tournée par une caméra de surveillance plusieurs nuits et matins dans l’un de ces parcs, alternant non-événements et moments auxquels on aperçoit les sans-logis se couvrir et se coucher puis se lever et ranger leurs maigres affaires dans les buissons ; et des gros plans de tubes à essai contenant des échantillons sanguins de ces sans-patrie, le seul moment auquel ils acceptent de se soumettre à l’identification étant lors des soins qui leur sont accordés par une unité controversée de la croix-rouge locale. Louise Wolthers évoque à ce propos une sorte de « surveillance bienveillante » à la suite de la sociologue Helen Hintjens qui, elle, théorise la non-surveillance sélective : en résumé, les personnes non désirées sur un territoire sont soumises à un double régime de surveillance, le premier, intense, aux abords des frontières notamment, administré par l’exécutif et le second, au contraire, qui tendrait à sa propre négation. L’ultra-vigilance faisant place ensuite à une totale absence de considération, ceux qui n’ont aucun droit n’ont bien souvent pas même celui d’être remarqué. Pour Tina Enghoff, la photographie est avant tout une affaire de coopération avec ses sujets : elle ne doit pas se contenter du rôle rhétorique auquel on la cantonne de plus en plus mais faire acte d’efficience.

James Bridle, Homo Sacer, vue de l’exposition Watched!, Photo: Jens Møller/Kunsthal Aarhus

Presque toutes les œuvres présentées dans ce volet de « Watched! » à la Kunsthal d’Aarhus ont en commun cette question sous-jacente de la nature de l’identité (se circonscrit-elle à des traits purement physiques : groupe sanguin, écart entre les yeux, possessions, adresse, documents, etc. ?), indubitablement liée à celle de la question du contrôle (de soi, de la société) et, par là, de l’espace public (serait public l’espace dans lequel il est autorisé de nous enregistrer sans notre consentement, serait privé celui dans lequel nous consentons à nous y soumettre ?). La plus troublante est peut-être Homo Sacer (2014) de James Bridle, incarnant en l’un de ces hologrammes-agents d’accueil synthétiques des phrases fondatrices des définitions de la nationalité et de la citoyenneté selon les lois britanniques et internationales, ainsi que certaines citations de Theresa May (époque ministère de l’Intérieur), dérivant d’un affable « vous avez droit à une nationalité » vers des heures plus sombres comme « l’État se réserve le droit de vous priver de votre nationalité en cas de conduite préjudiciable à ses intérêts vitaux », pour aboutir à la conclusion suivante : « la citoyenneté est un privilège et non un droit ». Un peu plus loin, l’imposant musée AroS projette au cœur de son escalier monumental Seamless Transitions (2015), film d’animation signé du même James Bridle, tout aussi dérangeant. Présentant des modélisations 3D d’un centre de détention, d’une salle d’audience à huis clos de la commission spéciale des appels du service de l’immigration britannique et de l’espace dédié aux jet privés à Stansted d’où sont « reconduits » les déportés du territoire, réalisées suite à une enquête poussée de l’artiste puisqu’il est formellement interdit de photographier ces lieux, la boucle vidéo est en cela saisissante qu’elle est parfaitement consciente de la facticité des images qu’elle présente : tout est bien trop propre, lisse et feutré, aussi glorieux qu’une annonce pour un ensemble de lofts luxueux en prévente, retournant contre elle-même cette imagerie de lieux qui n’existeront jamais réellement ainsi.

James Bridle, Seamless Transitions (2015), 5’42. Animation : Picture Plane. Courtesy James Bridle ; The Photographer’s Gallery ; NOME gallery.

James Bridle, Rorschcams, 2014.

Enfin, l’historique Galleri Image offre à l’artiste ses espaces pour une petite rétrospective de ses pièces usant des outils de surveillance pour produire des abstractions. Qu’il change des flux vidéo live de caméras de surveillance de New York (Rorschcams, 2014), des vues de Londres prises par un ballon de surveillance militaire (Anicon, 2014) ou des survols Google Maps (Rorschmaps, depuis 2011) en kaléidoscopies, l’esthétisation des résultats de ces moyens de surveillance semble rendre ces derniers caducs mais aussi dangereusement fun.

Sentiment heureusement contrecarré par Diorama (for Louis Daguerre) (2016) : considérant la toute première photographie d’un être humain comme pouvant relever de la surveillance car prise à l’insu de cet homme (bien que la présence de ce dernier sur l’image soit parfaitement accidentelle), Bridle lui rend un hommage délicat en filmant place de la République à Paris (là même où se situait l’atelier de Daguerre) et en vidant progressivement ses images de leurs occupants à l’aide de programmes de vision artificielle : inversant à la fois le procédé du pionnier de la photographie et l’usage pour lequel ont été créés ces outils, il efface de l’image tous ceux qui s’y retrouvent à nouveau à leur insu, rappelant avec raison que « la culture de la surveillance n’est pas le produit d’une déterminisme technologique7 ».

James Bridle, Diorama (for Louis Daguerre), 2016. Film still.

1 Ce fichier, accroissement de celui regroupant les données relatives aux passeports biométriques déjà édités (soit concernant quelque dix-sept millions de personnes) à « la quasi totalité de la population française » selon les termes de la CNIL, « dont il faut rappeler qu’elle doit sa création précisément à la protestation (virulente) de nombreux citoyens contre la création d’un fichier similaire au fichier TES en 1974, le fichier SAFARI » (https://www.laquadrature.net/fr/oln-fichier-tes-danger-pour-libertes), soit un fichier regroupant la photo du visage, les empreintes digitales, l’état civil, l’identité, la filiation, les adresses physique et numérique de chaque citoyen, est en passe d’être mis en place sans consultation directe de la population et sans restriction ferme de ses usages à venir.

2 Cf. Pablo Abend & Mathias Fuchs, « The Quantified Self and Statistical Bodies », in Digital Culture & Society, transcript, 2016, vol.2, issue 1, p. 6-7.

3 Alberto Frigo, « Living up to the Surveillance Algorithm », in WATCHED! Surveillance, Art and Photography, p. 252, 255 et 251.

4 « The Bone Cannot Lie », conversation entre Eyal Weizman et Adam Broomberg & Oliver Chanarin, in Spirit is a Bone, MACK, 2015, p. 207.

5 « The documentary sculpture returns us back to the skull, and the ‘truth’ underneath the face. », Eyal Weizman, Spirit is a Bone, op. cit., p. 237.

6 https://arxiv.org/abs/1611.04135 (par exemple).

7 Citation issue d’un entretien avec l’artiste, à paraître sur www.zerodeux.fr/en

James Bridle, vue de l’exposition Apophenia, Photo: Jens Møller/Galleri Image.

James Bridle, Netzwerkferweh, 2015.

* Commisariat : Louise Wolthers, Dragana Vujanovic, Niclas Östlind. Avec : Jason E. Bowman, James Bridle, Adam Broomberg & Oliver Chanarin, Tina Enghoff, Alberto Frigo, Charlotte Haslund-Christensen, Mishka Henner, Hanne Nielsen & Birgit Johnsen, Marco Poloni, Meriç Algún Ringborg, Ann-Sofi Sidén, Hito Steyerl.

WATCHED! Surveillance, Art and Photography, Hasselblad Foundation, C/O Berlin, Galleri Image, Kunsthal Aarhus, Valand Academy, 2016, Walther König, 296 pages.

 


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