X · A CAPITAL DESIRE à la Maison du Danemark
Dans X · A CAPITAL DESIRE, la curatrice Anya Harrison fait dialoguer sources archivistiques, documents cinématographiques et travaux d’artistes de générations différentes pour explorer les trois notions sémantiquement liées par le titre-même de son exposition. Pour ce faire, elle part d’un événement significatif qui permet d’ancrer son sujet dans le contexte historique spécifique des années 1970 et analyse ainsi les relations poreuses entre désir et économie qui émergent de l’évolution de la sexualité et de ses modes de représentation.
Dans l’espace du Bicolore, centre d’art affilié à la Maison du Danemark, la commissaire amorce son propos par le récit d’un happening qui a fait date, en lien direct avec les enjeux politiques de l’époque. La performance du 29 mai 1969, The Female Christ at the Stock Exchange, pensée par Lene Adler Petersen et son compagnon Bjørn Nørgaard, au cours de laquelle elle se faufile entièrement nue dans une marée de corps masculins à l’heure de la sortie de la bourse de Copenhague, aura par la suite une influence considérable sur la création artistique danoise. La scène durant laquelle la performeuse déambule dans la foule munie d’un petit crucifix, parmi les courtiers décontenancés, ne dure que quelques minutes mais entérine un débat prédominant sur la libération sexuelle et les bouleversements sociétaux qui en découlent. Aussi, le lendemain, le Danemark était-il le premier pays au monde à décriminaliser la pornographie.
Dans cette exposition, Anya Harrison exploite la corrélation entre ces deux événements pour mettre en lumière le lien ténu entre désir et industrie capitaliste. À partir de cette performance-manifeste qui ciblait l’un des monuments emblématiques du libéralisme et du patriarcat, la commissaire s’intéresse au contrôle exercé sur les corps – en particulier féminins ou marginaux – par l’économie et le pouvoir au sein d’une société éminemment masculine. En convoquant des artistes danois·es et français·es qui dénoncent cet état de fait ou y opposent des stratégies de détournement, elle étend sa réflexion sur la production des images, leur visibilité et leur diffusion notamment sous l’angle de la pornographie.
Dans la perspective de sonder la logique de censure dont les images sexuellement explicites ont toujours été la cible, l’exposition présente la série des Fuck Paintings de Betty Tompkins. Puisant directement dans la collection pornographique de son mari, la peintre américaine s’empare de cette imagerie dans un style photoréaliste qui fera régulièrement l’objet d’interdictions. Censurée en 1973 par les douanes françaises pour non-respect des lois contre l’obscénité, cette série ne sera plus exposée au sein d’institutions muséales avant les années 2000. En contrepoint de cette frontalité brute, la commissaire met en avant une jeune scène artistique qui pousse, selon elle, la tension érotique ou sexuelle à son paroxysme, par l’absence du corps. Émilie Pitoiset dissémine ainsi dans l’espace des mains aux attitudes tendancieuses. Simplement gantées de cuir, elles suggèrent pourtant des poses lascives. Prises en flagrant délit dans des situations qui ont pu être jugées par certaines époques ou contextes sociétaux comme immorales – lisant des romans érotiques ou fumant des cigarettes – celles-ci révèlent la dimension stéréotypée de certains objets, éléments ou postures auxquels on prête d’emblée une potentielle dimension sexuelle.
La friction entre dévoilement et effacement laisse affleurer des questionnements sur la nudité et les normes concernant la monstration des corps, notamment dans le champ de la pornographie. Réactivant les antagonismes féministes des années 1980 aux États-Unis sur ce type de contenu – entre anti-porno et anti-censure – l’exposition met aussi en exergue la difficulté à cerner la production pornographique qui ne connaît pas de définition partagée. En prolongement de ces débats, X · A CAPITAL DESIRE présente deux films expérimentaux du réalisateur danois Knud Vesrskov et produits par la société Zentropia. Héritière de la dépénalisation pornographique au Danemark, cette société de production a été l’une des premières à adopter un positionnement éthique et féministe et à concevoir des contenus visant de nouveaux publics de manière à faire émerger des représentations différentes de la sexualité hétéronormative dominante. Laissant éclore d’infinies possibilités de montrer les corps et leurs désirs de manière à proposer d’autres imaginaires, ces films sont mis en regard avec les pièces autobiographiques à dimension fictionnelle d’Adam Christensen qui donne à voir des scènes cruising intimes et romancées. Dans une autre dimension, la performance BITCH de Miriam Kongstad, montrée au Centre Pompidou dans le cadre de cette exposition, explore une certaine érotisation des rapports sociaux et son incidence sur la sexualité et l’amour contemporains.
Cette perméabilité entre désir et économie à l’œuvre dans l’industrie pornographique semble impliquer une commercialisation du désir analysée dans l’exposition via d’autres prismes. Dans la série What Do People Do All Day (2019), Simon Dybbroe Møller s’inspire d’un livre pour enfants dont les personnages aux traits animaliers sont remplacé·es par des protagonistes humain·es et névrosé·es. Offrant un regard sur le contrôle des êtres dans le monde du travail, l’artiste développe un univers où le désir n’a plus lieu d’être en dehors d’une dimension transactionnelle. Cette aliénation du corps à un régime techno-capitaliste résonne avec le travail de Rafael Moreno, qui révèle par l’usage de marionnettes, les rouages d’un système qui nous surplombe et nous dépasse. Les squelettes qu’iel met en scène, évoluent dans un assemblage de clichés pornographiques et de symboles du capitalisme les plus évidents. Ses installations, dans lesquelles se côtoient représentations fétichistes et fantasmes liés à l’abondance ou à une technologie utopiste, viennent éclairer les dispositifs de domination à l’œuvre dans cette économie libidinale(1). Par des dispositifs précaires, iel opère une critique pour montrer que les photographies obscènes ne sont pas aussi avilissantes que les structures de pouvoir qui gouvernent désormais nos désirs.
Dès lors qu’il y a intrication entre industrie capitaliste, corps et argent, se pose la question de l’ambiguïté des images ou objets qui dérivent de cette économie. Dans cette perspective, Nina Beier examine les symptômes matériels d’une société néolibérale au travers des objets qu’elle génère. Avec Manual Therapy (2016), l’artiste appuie sur l’ambivalence d’un fauteuil vibrant dont on devine aisément la fonction. Cette sculpture anthropomorphe qui paraît expulser des pièces de monnaie, répond aux barrières de Tora Schultz qui interrogent le lien de plus en plus prégnant entre sphère privée et publique. Dans cette pièce évoquant tout autant une barrière de chantier qu’une tête de lit, l’artiste s’attache à figurer une violence latente qui se joue parfois au sein de l’intimité.
X · A CAPITAL DESIRE, nous enjoint donc à examiner la fabrication de ces images sexuellement explicites et la construction du regard qu’elle engendre. Malgré les contradictions intrinsèques à ce genre cinématographique et au-delà des jugements de valeur qu’il peut induire, il s’agit ici d’embrasser cette polarité. Entre représentations alternatives et marchandisation des corps, la pornographie s’apparente pour la commissaire à un enjeu de réflexion politique et conceptuelle sur les contenus visuels produits par cette industrie et par extension l’impact sociétal et les potentielles dérives de cette capitalisation des désirs.
1 Mark Fisher, Désirs postcapitalistes, Audimat éditions, Paris, 2022, p. 18.
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Head image : Bjørn Nørgaard et Lene Adler Petersen, The Female Christ at the Stock Exchange, 1969 © SMK Foto
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : David Douard, "Crumbling the Antiseptic Beauty", Élodie Seguin à la BF15, Lyon, Caroline’s Home à la Maison Pop, Théo Casciani au Frac Pays de la Loire, Cindy Bannani au CNAC Grenoble,
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