Yannick Ganseman*
M Leuven, Louvain, 29 juillet-29 août 2021
Durant l’année et demie écoulée, chacun a été contraint de rester chez soi, de se recentrer sur son intérieur, avecpour seuls rapports à l’extérieur, sauf quelques sorties intermittentes, les différentes fenêtres réelles et virtuelles qui percent les murs des maisons. Les artistes n’y ont pas échappé, les plus chanceux pouvant s’enfermer dans leur atelier. Maintenant que l’on renoue avec les expositions, les œuvres produites pendant cette période sortent et se montrent, si bien que l’on peut constater les incidences des différents confinements sur la production artistique : comment la période si étrange que nous venons de traverser transparaît-elle dans les œuvres ?
Le récent travail pictural1 de Yannick Ganseman donne à voir et à penser à ce sujet. Ayant bénéficié d’une résidence au M de Louvain, décidée, reportée, finalement organisée, l’artiste (il est Bruxellois) a pu passer de son atelier à un autre, ce qui a fait naître une expérimentation sur la peinture de mémoire. En effet, et de manière qui pourrait sembler a priori paradoxale, dans l’atelier de sa résidence de Louvain, il se met à peindre ce qu’il voit depuis les fenêtres de son atelier de Bruxelles. Habituellement, comme nombre de peintres contemporains, il travaille d’après photo. Mais dans ce cas, il s’est basé sur des dessins réalisés sur le motif, à partir desquels il a ensuite peint dans un éloignement géographique (relatif). Cette simple prise de distance l’a replongé dans des questions qui parcourent l’histoire de la peinture, comme si les conditions exceptionnelles de la pandémie et sa petite connotation médiévale, avait relativisé pour lui le poids du passé. « Moyen-Âge pour Moyen-Âge, plongeons-nous dans un dialogue avec les peintures sur les panneaux de bois des églises, l’usage de l’or qui absolutise et les fenêtres ouvertes sur le monde des pionniers toscans du Quattrocento », semble-t-il s’être dit à lui-même. Non pas que les œuvres soient passéistes, bien au contraire : elles ramènent à nous ce qu’il y avait de singulier dans le passé, tout en le réinterprétant. Ici, les représentations sont abstraites, floues et même volontairement imparfaites, voire bâclées, les erreurs ne sont pas camouflées : l’artiste laisse apparaître dans le tableau le processus ayant abouti à son résultat. En particulier, il insiste sur les empattements dans lesquels est prise la couleur, qui ne sont pas des touches de peinture « à la van Gogh » mais une épaisse couche de plâtre ou de céramique qui procure du relief au tableau. Cette manière de travailler est ce qui libère l’artiste, selon ses propres explications, de la tradition pesante de la peinture à l’huile. Elles apportent également à ses peintures un air de « Passstuck » de Franz West, pourrait-on ajouter.
Deux œuvres sont néanmoins à part : une petite et une très grande, toutes deux traitant du même sujet. La plus petite prend place sur le mur parmi les autres peintures, tandis que la grande est installée, comme le serait un monument, au centre de la salle d’exposition. Elles ne représentent ni paysage, ni fleur, ni toit, ni ciel ; ce sont des autoportraits. Jusque-là rien d’extraordinaire… On comprend qu’en période de confinement les artistes se soient retrouvé·e·s face à elleux-mêmes. Sauf que ces deux autoportraits sont des paternités. Le terme est si surprenant que l’on comprend à peine de quoi il s’agit : pour décrire la chose de façon académique, le motif est celui de la mère à l’enfant, douce et aimante, tenant précautionneusement son bébé dans les bras. Mais le parent à l’enfant dans ces deux œuvres est un père, un père à l’enfant, qui prend soin à son tour de la progéniture, dans un échange de rôles. L’artiste s’est représenté ainsi – dans le petit tableau il est nu, dans le grand il est en costume, les deux sur fond bleu –, la période ayant correspondu aussi à la naissance de sa fille. Avec leurs empattements et leurs couleurs, ces deux tableaux rappellent les caractéristiques d’une certaine peinture flamande, notamment celle de James Ensor, mais leur iconographie les situe avec bonheur au cœur de sujets de société actuels, amenant à les interpréter, en un sens, comme les tableaux d’un homme féministe.
* Ce texte a été écrit à la suite d’une discussion informelle avec l’artiste dans l’espace d’exposition, qu’il soit chaleureusement remercié ici de la générosité de ses propos.
- Je les désigne dans un premier temps par les termes assez larges de « travail pictural » car ses peintures ne se présentent pas tout à fait sous la forme de tableaux ; ou alors ce sont des tableaux si épais qu’ils s’apparentent à des bas-reliefs peints où la matière compte autant que la couleur, j’y reviendrai
Image à la une : Yannick Gansema, Vue, 2021. Bas-relief, peinture à l’huile sur plâtre monté sur mousse PU et cadre en bois/Bas-relief, oil painting on plaster mounted on PU foam and wooden frame, 140x100x14 cm, Photo : Steven Decroos
- Publié dans le numéro : 98
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- Du même auteur : Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier, Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz,
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