Christian Andersson, A splitting headache

par Annabel Rioux

Galerie Triple V, du 24 janvier au 15 mars 2014

Chaque œuvre de Christian Andersson (né en 1973, vit et travaille à Malmö) se pose comme une énigme à la fois simple et déroutante. Son vocabulaire plastique emprunte tant à la culture pop qu’à la muséographie pour composer installations, sculptures et images; les perturbations qu’il fait subir à des formes et objets familiers sont au service d’une mise en doute constante de la nature du Réel, et témoignent d’une conviction que n’aurait pas reniée Philip K. Dick : la logique et le contrôle sont voués à l’échec, le monde est chaos. La galerie Triple V présente jusqu’au 15 mars 2014 un ensemble d’œuvres récentes qui permettent de s’imprégner de l’univers de l’artiste sans toutefois vraiment rendre justice à la richesse de sa pratique.

Christian Andersson - A Splitting Headache, Vue d'exposition. "Black Box", 2013. Triple V

Christian Andersson – A Splitting Headache, Vue d’exposition. « Black Box », 2013. Triple V

Des figures iconiques du XXe siècle hantent ouvertement l’œuvre de Christian Andersson : Magritte, l’astronome Carl Sagan, Mies van der Rohe… C’est surtout l’ombre de l’architecte allemand qui plane sur l’exposition A Splitting Headache : dans un coin de la galerie, on peut voir un exemplaire pour le moins fatigué de sa fameuse chaise Barcelona, auquel l’artiste a osé ajouter des accoudoirs – un effet tuning aussi heureux que les ailerons des Renault 5 qui bourdonnaient dans nos rues pendant les années 1990, et bien entendu, une hérésie délibérée. Le fauteuil réapparaît dans un dessin, Plate XI, sorte de planche apocryphe du test de Rorschach composée à partir de la silhouette du meuble. Cette planche est un post-scriptum à une installation inspirée par le célèbre test de psychologie : sur de hauts socles noirs pivotent rapidement des découpes en métal correspondant à cinq images du test, l’artiste traduit en sculptures la volatilité de ces formes, passées en quelques décennies du monde scientifique au grand public. Leur mouvement hypnotique les rend évanescentes, mais paradoxalement, c’est surtout à l’artiste qu’elles échappent, puisque les projections mentales qu’elles génèrent chez les regardeurs lui sont inaccessibles.

Christian Andersson - A Splitting Headache, Untitled (Endloser Morgen) 2010.

Christian Andersson – A Splitting Headache, Untitled (Endloser Morgen) 2010.

Le pavillon Barcelona de Mies van der Rohe fait des apparitions récurrentes dans l’œuvre de Christian Andersson. Conçu pour représenter l’Allemagne à l’exposition universelle de 1929, il avait été naturellement démantelé à l’issue de la manifestation. Devenu un emblème de l’architecture moderne, il a ensuite été reconstruit à l’identique en 1986.
D’abord symbole éphémère de son époque, le pavillon est devenu musée. En 1929, il incarnait le présent et l’avenir, alors que sa reconstruction témoigne d’un temps révolu tout en représentant un certain esprit des années 80, entre industrie culturelle, tourisme de masse et fétichisme. Cette superposition de différents “esprits du temps” est concentrée dans la photographie de 2010 Untitled (Endloser Morgen), mise en abyme d’une première photo encadrée dont le verre a été brisé ; on y voit la sculpture Morgen (Matin) de Georg Kolbe produite pour le pavillon de 1929 en train d’être réinstallée en 1986. Suspendue dans les airs, enveloppée de plastique, elle agit simultanément comme lien et comme fracture entre les époques.

La photographie Self-portrait / Living fossil présentée à la galerie Triple V est une autre forme de syncrétisme temporel : Christian Andersson se présente à nous en tenant devant son visage un impressionnant limule, arthropode qualifié de “fossile vivant” car il n’a que très peu évolué en plus de 400 millions d’années d’existence. Voilà un phénomène qui, en comparaison, réduit l’existence humaine à un bref sursaut. Et pourtant, ce qui fascine l’artiste est l’éventualité d’une évolution agissant de manière imperceptible, en dehors de l’entendement, même pour un être en apparence aussi stable que cet étrange animal à dix yeux.

Christian Andersson - A Splitting Headache, Self Portait / Living Fossil, 2013.

Christian Andersson – A Splitting Headache, Self Portait / Living Fossil, 2013.

Nombre des sculptures et installations d’Andersson nous confrontent à la possibilité d’une dissolution du réel pour laisser place à un monde imperceptiblement instable. A l’automne 2013, l’installation Ripple produite par l’artiste dans l’espace lyonnais Bikini montrait une chaise sur laquelle était nonchalamment posé un banal sweat-shirt gris ; grâce à un moteur dissimulé, l’ensemble vibrait sur place comme une vision hallucinatoire, mettant en doute la matérialité, la présence même de l’objet. La sculpture Beam, datée de 2011, produit un mécanisme de perception assez proche mais encore plus subtil : il s’agit d’une poutre métallique qui se révèle être en verre, la supercherie étant rendue visible grâce à un discret éclat sur sa surface. Ce détail semble être le point de départ d’une rupture plus profonde dans la structure de l’univers, l’indice d’un effondrement imminent.

L’artiste se plaît à citer Philip K. Dick pour expliquer son mode opératoire :

« I like to build universes which do fall apart. I like to see them come unglued, and I like to see how the characters in the novels cope with this problem. » [1]

Dans le “roman” de Christian Andersson, les personnages sont les objets et figures iconiques que l’artiste s’approprie et qu’il met dans des situations où l’incertitude prend le pas sur la familiarité que nous éprouvons à leur égard. Cette incertitude atteint son paroxysme dans The Killing of Jason Todd (2012), installation utilisant un numéro du comic book Batman dans lequel les lecteurs étaient conviés à décider de la mort ou non du personnage de Jason Todd, alias Robin, en votant par téléphone [2]. Dans la temporalité de l’œuvre de Christian Andersson, Jason Todd est à la fois mort et vivant, comme le chat de Schrödinger.

Christian Andersson - A Splitting Headache, Scanner (Plate VII, détail), 2012 / Vue d'exposition, 2014. Triple V

Christian Andersson – A Splitting Headache, Scanner (Plate VII, détail), 2012 / Vue d’exposition, 2014. Triple V

Incursion inédite de Christian Andersson dans le champ de la vidéo, l’œuvre Black Box, présentée pour la première fois chez Triple V, joue aussi avec deux réalités superposées : la saynète de quelques minutes montre deux malfaiteurs cagoulés dans un parking souterrain, sortant de leur van blanc un homme baillonné, et, plutôt que de le torturer comme notre esprit nourri de polars s’y attend, ils l’installent dans une boîte de prestidigitateur pour performer le fameux tour connu sous le nom de “la femme coupée en deux”. La figure du magicien et celle du kidnappeur fusionnent dans ce scénario qui semble littéralement sorti d’un cauchemar, puisque les mécanismes des rêves produisent continuellement ce type de glissement.

Il y a une dualité fondamentale au cœur de la pratique d’Andersson, affirmée dès le titre de l’exposition qui évoque une migraine capable de fendre le crâne en deux. Ses références scientifiques et culturelles, ses emprunts à l’esthétique autoritaire des musées s’appuient sur notre désir irrépressible de repères stables et vrais, pour mieux les mettre en péril, en ébranler les fondements, et ainsi par petites touches lever le voile sur l’indétermination du monde.

  1. Philip K. Dick, extrait de la conférence How to Build a Universe That Doesn’t Fall Apart Two Days Later, 1978
  2. Batman: A Death in the Family, DC Comics, 1988-89.

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