Chronique de Moscou #1
Lubrification
par Nicolas Audureau
Il fut reproché à Boris Groys de transformer les avant-gardes russes en positions avancées du stalinisme et d’avoir insisté sur la dimension idéologique de l’art dans un contexte proto-totalitaire (1). Ce serait l’ambition de ces artistes que Staline aurait tout bonnement mis en œuvre. Une thèse plus qu’intéressante qui a le mérite de mettre en doute la prétendue intégrité de l’œuvre et de l’artiste face à la sphère triviale de la vie sociale et politique. Et qui a le mérite de provoquer la question suivante : à quel moment l’art et les artistes jouent-t-ils un rôle de lubrifiant dans un contexte non-démocratique ? Le registre semble être aujourd’hui le même s’agissant de la situation actuelle de l’art en Russie depuis 3 ans environ. Une part importante de ce qui s’y produit naît d’une volonté idéologique de faire montre de son pouvoir. Individuel et financier de nos jours, il n’en demeure pas moins totalitaire et impose de répondre à des codes dont le premier est le prestige. La scène se passe à Moscou mais elle ne lui est pas propre. Elle tient d’une autocratie financière galopante et généralisée dont parle Jean-Luc Nancy (2) et qui, si elle paraît vulgaire et outrancière dans un pays comme la Russie, n’est que le quotidien conventionné de nos valeurs. Ou l’art comme lubrifiant du capitalisme.
Evidemment, cela prêtera sans doute à sourire à l’heure où les places boursières s’affolent de partout dans le monde pour palier la crise financière, mais force est de constater que l’art ne prévaut pas comme un facteur immanent, et que, sans le sou, il s’attriste. À l’inverse, il agrémente le pouvoir et l’argent comme une huile dans un mouvement de piston. C’est en tout cas le sentiment que la rétrospective Kabakov aura pu laisser à certains égards. Coordonnée par les institutions les plus prestigieuses de la capitale russe, elle regroupait cinq grandes installations dont une, inédite et récente, The Gate, présentée au Musée Pouchkine. Mais c’est surtout le nouveau Centre d’art Garage, inauguré au printemps dernier, qui retiendra notre attention. La jeune Daria Zhukova, égérie et protégée de Roman Abramovich, le propriétaire de l’équipe de foot de Chelsea, en est la directrice. Abramovich fut également un des principaux piliers financiers de cette rétrospective à 3 millions de dollars. Jusque là tout va bien. Les nouvelles fortunes peuvent s’offrir les anciens artistes non-conformistes et ça ne contrarie aucun parti, bien au contraire. Cela ne change en tout cas rien à la valeur intrinsèque du travail des Kabakov. Mais compte tenu des enjeux mis œuvre, on peut légitimement se demander à quel point cette rétrospective n’a pas servi de surface de glissement et d’apparition à des jeux de pouvoir exo-artistiques.
On se souviendra du livre de Naomi Klein, No logo (3), et on conclura, presque 9 ans après sa sortie, à une extension du domaine de la lutte : de même que la musique ou le skate-board étaient présentés par Klein comme des appareils publicitaires pour de grandes marques de vêtements ou de boissons ; de même que de plus en plus de films, de séries télévisées et de clips musicaux sont devenus des espaces de choix pour les grands noms du téléphone mobile ou de la frite à emporter ; de même, les expositions – et les artistes a fortiori – ne pourront bientôt plus (ne peuvent déjà plus) courir sans leurs sponsors. Il ne s’agit pas de la vielle rengaine : argent public versus argent privé ; mais il s’agit simplement de constater le caractère paradigmatique de ce type d’exposition : Louis Vuitton, PPR (Pinault Printemps Redoute), Hermès, Prada… mais également Abramovich. Les expositions, les œuvres, les collections, les dons aux musées servent à attirer l’attention sur la marque ou le sponsor. Il est devenu légitime pour une exposition d’être un espace non pas « permettant la visibilité » mais « dédié à la visibilité » d’une marque. On se souviendra de l’exposition Nivéa au Palais de Tokyo en 2005 qui, de mauvaise augure, créa le précédent en France. On pourrait se rassurer en remarquant que certain artistes ou designers ont su « en jouer » depuis longtemps, comme Sylvie Fleury ou Ora-Ito. Mais à quels desseins ?
L’exposition Pernod Ricard Art World ouverte dernièrement au Centre d’art Winzavod (4) est un autre exemple patent de cet appareil digestif. Avec cette effet convexe et grossissant propre à Moscou, la rétrospective des 10 ans du prix de la Fondation Ricard, montrant quelques œuvres choisis des neuf artistes lauréats « représentatifs de la scène française », aura tout mis en œuvre pour faire se produire une exposition formaliste sous couvert d’un statement astrologico-poétique (« une constellation est un groupe d’étoiles, vues de la Terre comme une agrégation, en réalité situées à des milliers d’années lumières les unes des autres ») et franchement sac-à-patates. L’exposition n’aura été qu’un joli stand coloré, servant accessoirement de décor aux photographies circonstancielles des célébrités le soir du vernissage, et de cache-misère aux assoiffés. Que l’on apprécie et que l’on comprenne ou non les œuvres exposées, et comment elles le sont, est une remarque périphérique en comparaison de leur utilisation outrageusement fonctionnaliste. Ici plus qu’ailleurs, Pernod Ricard s’offre un encart à moindre coût, évacuant au passage la possibilité d’appréhender les œuvres et reléguant leur présence au rang de décorum. On en veut pour preuve l’absence quasi totale de public le lendemain du vernissage à la conférence consacrée à l’art français. Il y a Pernod Ricard qui sait faire la fête, et puis il y a l’art français…
Bien entendu, tout cela n’enlève rien à la qualité de l’aide et du soutien apportés par des fondations privées à des projets d’artistes et d’expositions, ni à la valeur intrinsèque du travail artistique, de même que les logos sur le tee-shirt ne diminue en rien les performances du sportif et peuvent parfois lui donner les moyens de les atteindre. Mais on sera en droit de renouveler cette question qui demeure sans réponse : à quel moment l’art et les artistes jouent-t-ils, plus que tout autre chose et malgré eux, le rôle de lubrifiant d’une idéologie ?
1: Boris Groys, Staline œuvre d’art totale, Ed. Jacqueline Chambon, 1998
2: Jean-Luc Nancy, Sur la démocratie, conférence à l’Institut de Philosophie de Moscou, 30 octobre 2008
3: Naomi Klein, No logo, Ed. Actes Sud, 2000
4: Exposition de l’art contemporain français « Pernod Ricard Art World », à l’occasion des 10 ans du prix de la Fondation Ricard. Moscou, Centre d’art Winzavod, du 31 octobre au 30 novembre 2008. Artistes : Boris Achour, Christophe Berdaguer & Marie Péjus, Mircea Cantor, Loris Gréaud, Vincent Lamouroux, Matthieu Laurette, Natacha Lesueur, Didier Marcel, Tatiana Trouvé
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- Du même auteur : La chronique de Moscou#7, Chronique Moscou # 6, Art Power, La chronique de Moscou#5, La chronique de Moscou #4,
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