Chronique Moscou # 6
Bardak : l’art et la vie précaire confondus.
S’il est un argument qui semble irritant, parmi ceux qui tentent d’expliquer le manque de densité plastique chez les artistes russes de la jeune génération, c’est bien celui de l’absence de moyens techniques et financiers. « Les pauvres, entend-t-on parfois, ils n’ont pas accès aux prodiges techniques et technologiques dont disposent nos artistes à l’Ouest… » Sans démentir une vérité aussi plate, il convient toutefois de comprendre pourquoi ces « pauvres artistes » ne semblent bizarrement pas courir après les dites merveilles qui font, par exemple, le spectacle de la nouvelle sculpture en France, ou dont l’aura au parfum mercantile pousse de plus en plus d’artistes à faire appel à des boîtes de production, telles que MDM (1), ces boîtes de Pandore capables de transformer une esquisse en oeuvre hallucinante, travaillant pour des artistes comme Gavin Turk, Keith Tyson, Anselm Kiefer, et tant d’autres. Non. Au contraire, les jeunes artistes russes aiment visiblement le précaire, le merdique, le mal-foutu, l’objet ironique et dérisoire, lorsqu’ils ne se débarrassent pas radicalement de l’objet pour lui préférer une forme d’action « interventionniste ». Et quand on tient compte du mode et du niveau de vie en Russie, modeste et précaire, ce choix apparaît telle une saine évidence.
Il avait judicieusement peinturluré un couloir de la fondation Vuitton lors de l’exposition Moscopolis en septembre 2007 (2), lui donnant l’aspect d’un boyau de métropolitain atteint de graffitisme aigu ; transformé l’espace qui lui était alloué en chantier quasi impraticable lors de l’exposition invasion: evasion dans l’espace Baibakova en janvier 2009 (3) ; envahi la galerie Orel (Paris) avec des inscriptions kabbalistiques en mars 2009 (4) ;
Valery Chtak, avec ses graffitis en niveaux de gris aux proportions envahissantes, s’impose comme un des chefs de file d’un mouvement qui se dessine et que nous nommerons « Bardak » (бардак : le désordre, le bazar…). Des références à Beuys et au judaïsme, au skate-board et à Moscou ; des successions de peintures blanche, noire et grise, sur des couches de carton et de scotch, tout cela est à l’image des réfections bâclées des infrastructures de la ville. Au-delà du constat aphoristique du fait que ce travail est fait-main et pourrait faire référence à toute une histoire du geste, il convient de mettre l’accent sur l’environnement comme un espace à vivre. Un agencement, donc. Qui s’apparente aux innombrables caches-misère de la ville. Un carton-ville qui parle de l’environnement dans lequel nous sommes.
Il en va de même des sculptures en Formica-tout-pourri d’Arseny Zhilyaev : des accumulations de planches précaires posées çà-et-là-comme-ça, des plaques de verre cassées jouxtant un pot de peinture industrielle.
De cette légèreté apparente, une grande rigueur géométrique s’impose. Nous sommes face à un mobilier en voie de disparition, près à se décrocher du mur, une série d’étagères qu’on aurait oubliée en désertant un appartement. Et c’est tout l’espace environnant que nous sommes invités à percevoir comme précaire. Car il est une question légitime dans une ville (un pays) aussi bordélique que Moscou : à quoi bon pousser le vice du plasticisme ? Ou plutôt : une forme épurée, isolée en tant qu’objet et développant des qualités formelles avancées ne tomberait-elle pas immanquablement dans le design, l’objet plastique bêtement incongru ? Le conditionnel est là pour laisser la question en suspens. À l’inverse, aller dans le sens du « bardak » c’est embarquer dans la forme tout le désordre environnant, du lieu, du bâtit, de la ville. C’est également (surtout) l’espace de l’exposition de l’oeuvre qui est mis en cause. Il y a, à Moscou, une flambée certaine des lieux d’art contemporain. Toutefois, peu nombreux sont ceux qui peuvent prétendre à une qualité d’infrastructures de type institutionnel. Nombreux sont les espaces qui s’affirment dans des bâtiments désaffectés, bricolés et, parfois, repeints à la va-vite : Fabrika et Art Strelka sont les lieux exemplaires de cette tendance. Aux antipodes de la gentrification pratiquée sur un site comme le centre Winzavod. Des lieux modestes, donc, dans lesquels on retrouve de jeunes et très bons artistes aujourd’hui. Car à Moscou, très peu d’ateliers, pas de bourses à la création, une formation en art contemporain de qualité (dirigée par Joseph Backstein, directeur de la biennale) mais très courte (5 mois), informelle et confidentielle. Une situation dynamique, certes, mais fragile et peu développée. Et, pour revenir à Arseny Zhilyaev, c’est toute cette précarité – celle des murs de l’institution – que ses oeuvres nous permettent d’apprécier.
Autres artistes, autre exemple de ce mouvement « Bardak », plus délibérément politiques pour ainsi dire : Alexandra Galkina, Ilya Budraitskis et David Ter-Oganyan travaillent ensemble et séparément. Ensemble dans le cadre de performances ou d’expositions collectives (5), et séparément car chacun développe un
travail bien spécifique. Leurs dernières séries respectives produisent, par la proximité de leur exposition et par la complicité des artistes, un ensemble superbement cohérent. Alexandra Galkina réalise des « frottages » de plaques officielles de bâtiments administratifs, annonçant la fonction de cette institution, ses horaires d’ouvertures, etc. Ces plaques de bronze, nous les retrouvons traditionnellement dans les rues, aux abords des administrations, des mairies, des bureaux de police, et ainsi de suite. Alexandra Galkina en fait des dessins en négatif, dans la rue (au risque de se faire parfois arrêter), évoquant, par le brumeux du trait, autant la disparition que la réminiscence de ces administrations. Ilya Budraitskis expose des lettres de refus adressées par diverses administrations et autorités russes en réponses à des demandes d’autorisation à manifester pour des causes pacifistes. Réponses arbitraires invoquant des raisons tout aussi arbitraires et déployant les ailes du Léviathan censé assurer la paix et la sécurité des citoyens à travers des développements et des démonstrations par l’absurde… David Ter-Oganyan réalise des placards, affiches mal collées indistinctement sur les murs de la ville comme sur ceux de la galerie, flottant entre slogans et motifs, dégradation et ornementation. Des scènes de batailles urbaines, des animaux de la forêt, des objets usuels, sont placardés comme autant d’icônes tirées de planches Letraset, suggérant, dans une profusion quasi psychiatrique, un panorama foutraque et sauvage de la vie en Russie et des espoirs qui la traversent.
Au contraire, si l’on observe l’expression de prétentions plastiques fortes chez certains artistes russes, on remarquera que ces prétentions ne sont en aucun cas idéologiquement neutres. Pourquoi ? Pour dire quoi ? Ekaterina Degot, rédactrice en chef de la revue Open Space (6), nous donne son analyse du contre-exemple. Pour elle, la tendance de l’art marchand à se conjuguer au populisme serait une conséquence logique du désaveu politique des artistes. Une direction qu’emprunteraient certains artistes russes tout galvanisés qu’ils sont à l’idée de se faire construire des pavillons en bronze en vendant leurs oeuvres et ce qui leur a fallu de conscience pour la pondre à des oligarques flattés à l’idée de se payer la tête d’un artiste. Entendez la remarque comme bon vous semblera. Autrement dit, l’art peut s’autoriser toutes les excentricités, tant que ça ne crée pas le désordre (le bardak). Tout va bien. C’est le cas de Vinogradov et Dubossarsky. C’est le cas de AES+F. Et c’est le cas aussi, souvenez-vous, de Belyaev-Gintovt dont l’élection au Prix Kandinsky 2008 « montre très clairement quelles sont les orientations politiques des oligarques et des milieux aisés. » (7) No comment. En général, nul besoin d’en faire autant. Le plus frappant, chez ces artistes, étant précisément la qualité plastique des oeuvres, le rendu et la finition qui les classent immédiatement et incontestablement dans les rangs d’un art international qui se vend. Mais, il faut bien le reconnaître : ces oeuvres ne racontent rien. Elles surprennent par leur silence et leur indigence… Et, à terme, elles iront rejoindre les peintures de Vladimir Poutine dans les bourbiers et les interludes fangeux de l’histoire de l’art (8).
(1) http://195.177.192.42/mdm/default.aspx
(2) Moscopolis, fondation Louis Vuitton, Paris, du 21 septembre au 31 décembre 2007
(3) invasion: evasion, espace Baibakova, Moscou, du 12 décembre 2008 au 17 janvier 2009
(4) Valery Chtak, Galerie Orel, Paris, du 27 mars au 30 mai 2009 (www.orelart.com)
(5) The Conquered City, Galerie Regina, Moscou, jusqu’au au 16 août 2009 (www.regina.ru)
(6) www.openspace.ru
(7) Ekaterina Degot, entretien dans le Courrier de Russie, 30 janvier 2009
(8) www.openspace.ru/news/details/7414
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- Du même auteur : La chronique de Moscou#7, Art Power, La chronique de Moscou#5, La chronique de Moscou #4, La chronique de Moscou #3,
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