David Claerbout au Frac Auvergne
Clermont-Ferrand, du 30 janvier au 10 mai 2015
Une heure ou peut-être une après-midi entière. Qui sait combien de temps s’est écoulé depuis le début de ma visite de l’exposition David Claerbout au Frac Auvergne, à Clermont-Ferrand, en ce jeudi 12 février 2015. Je m’en tiens à ces éléments factuels, ultime rempart face au déploiement vertigineux d’une « vision complète et continue de l’univers[1]».
Les films et les photographies de l’artiste belge convoquent toute l’acuité et l’imagination du visiteur, appelé à élucider des énigmes, à échafauder des scénarios improbables. L’exercice ne requiert aucune prédisposition particulière, si ce n’est accepter ce temps de latence qui permet aux choses d’advenir spontanément. Les esprits les plus hermétiques ou cartésiens chercheront à trouver un sens prétendument caché derrière chacune des images choisies, voudront y voir les procédés de montage filmique, alors même que l’œuvre se situe ailleurs, dans cette aimable complicité avec le regardeur. On aimerait que jamais cela ne finisse. L’artiste l’a bien compris ; ses films sont d’une durée infinie (Oil workers (from the Shell company of Nigeria) returning home, caught in torrential rain, 2013). Bordeaux Piece (2004) déjà présenté au Centre Pompidou en 2011 repose sur la répétition d’un même plan toutes les dix minutes durant 13h43. Ce projet ambitieux tourné dans une maison bordelaise de l’architecte Rem Koolhaas capte les variations lumineuses d’une seule journée (de 5h30 à 22h soit 70 prises de 10 minutes) sur un motif immuable. Déjà, dans la série des Cathédrales de Rouen de Claude Monet, le sujet et la composition s’effaçaient pour laisser place à une surface miroitante où les couleurs se dissolvent dans la lumière. Pour David Claerbout, « l’enjeu véritable de Bordeaux Piece est de donner une forme à la durée au moyen de la lumière naturelle. » Il rejoint alors la pensée du philosophe Henri Bergson pour qui « le temps c’est la vie de tous les jours mais la durée c’est la vie de chaque instant le plus clair de mon temps[2] ».
Chacune des œuvres de l’artiste repose sur une fragmentation du sujet recomposé par le biais de la manipulation infographique en un mouvement qui, paradoxalement, renforce la fixité de l’image. Le torse juvénile d’un angelot en pierre (Angel, 1997) a beau se mettre à palpiter sous nos yeux fascinés, tout en lui désigne sa petite mort.
Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, le travail de l’artiste semble osciller entre photographie et cinéma, entre instant figé et image en mouvement. Mais en réalité, David Claerbout procède à un contournement de la peinture et de ses procédés à l’ère numérique. La tradition du peintre de paysage appelé à recomposer le motif en atelier reste vivace dans le film Travel (1996-2013) constitué d’une juxtaposition de stéréotypes de forêts (forêt européenne, jungle amazonienne…). Comme hypnotisé par la musique relaxante d’Eric Breton et par cette brèche ouverte sur un environnement naturel d’exception, le spectateur se laisse volontiers abuser. Pourtant l’artiste ne fait pas secret de ses artifices et de ses techniques de travail. À mi-chemin entre story-board, dessin préparatoire ou indications pour ses assistants, les aquarelles racontent tous les possibles d’une image.
De son propre aveu, David Claerbout dit « restaurer » les clichés qu’il trouve sur Internet ou dans les bibliothèques. Prenant pour point de départ la photographie d’une voiture accidentée pendant la seconde guerre mondiale, Highway Wreck (2014) crée un grand continuum scénique mêlant des temporalités différentes. Le travail de l’artiste consiste à expurger l’image de tout effet spectaculaire.
Aussi ses extrapolations ont-elles sans doute plus à voir avec les restaurations d’un Viollet-Le-Duc pour qui « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné[3]. » Pour Oil workers (from the Shell company of Nigeria) returning home, caught in torrential rain (2013), l’artiste part d’un visuel basse définition trouvé sur Internet représentant des employés nigérians de l’usine Shell surpris par la pluie. Intrigué par cette composition digne des portraits collectifs du xvii e siècle (Rembrandt, Frans Hals…), il en exploite le décor et vient y réincruster des personnages modélisés. La caméra reproduit le mouvement de courbe effectué par le logiciel de retouche censé retirer les impuretés d’un cliché. Elle glisse lentement sur la surface boueuse pour remonter vers ces travailleurs de « l’huile », allusion s’il en est au médium du peintre.
Le titre de ce film pourrait laisser entendre une dimension politique alors que l’œuvre se soumet au seul plaisir de la contemplation. Parmi les nombreuses autres fausses pistes imaginées par l’artiste, ce groupe d’asiatiques tout sourire, pris sous tous les angles comme s’ils étaient sous surveillance, dans Sections of Happy Moment. Pour la réalisation de cette vidéo, l’artiste s’est rendu là où le cliché a été pris, en Belgique au cœur d’une barre d’immeubles conçue par l’architecte Renaat Braem dans les années soixante. Il a défini sur place les différents angles d’approches de son sujet : un ballon lancé par un enfant au sein d’un groupe d’asiatiques. Pour le directeur du Frac Auvergne, Jean-Charles Vergne, « Sections of a Happy Moment est donc un dispositif où rien n’est réel, mais où tout est réel : la scène n’a jamais eu lieu, les personnages ne s’y sont jamais trouvés et pourtant le lieu comme les personnages qui l’occupent existent bel et bien mais dans des temps et des espaces différents ». Là encore, s’agit-il d’une multiplication de points de vue ou de l’inscription de la mémoire dans la durée de l’œuvre ?
Comme sous l’effet d’un projecteur de théâtre (Mist over a landscape II, 2002), l’univers de David Claerbout s’arrache au monde des apparences et fait du spectateur le révélateur d’une image palimpseste.
1 Gaston de Pawlowski, Voyage au pays de la quatrième dimension, 1912, Charpentier, Paris.
2 Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, Essais et conférences, 1934.
3 Eugène Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle – Tome 8.
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