David Douard
Palais de Tokyo, Paris, “Mo’ Swallow”. 14 février – 12 mars 2014.
SculptureCenter, New York, “David Douard : )juicy o’f the nest”. 2 mars – 12 mai 2014.
Ingrid Luquet-Gad : Tu présentes actuellement une exposition monographique au Palais de Tokyo structurée autour de la figure de l’écrivain-hacker, et de la propagation d’une rumeur. Or le langage, que l’on retrouve également sous la forme de fragments de mots proliférant à la surface de tes sculptures et de bribes de phrases projetées sur les murs, a toujours été au centre de ton œuvre. Quel statut lui accordes-tu ?
David Douard : De la même manière que les artistes avant moi, Robert Filliou, Marcel Broodthaers ou certains lettristes, j’utilise le texte comme une source première de transmission, de communication et de contamination. C’est un outil que je vois comme une arme silencieuse, douce et sans forme particulière, quelque chose de direct. La poésie est le cœur; la forme la plus violente qui résiste aux espaces d’exposition.
L’exposition au Palais de Tokyo est un ensemble où l’écriture se glisse dans les objets, se balance, danse et se diffuse dans un flux ; passe et corrompt la matière, puis revient à la surface ; silencieuse, sèche et contrariée à des endroits, bouillonnante et goutteuse à d’autres. Une rumeur se propage à partir du moment où l’on ne saisit pas entièrement son sens : on sait néanmoins qu’elle est présente, et on a toutes les informations pour penser qu’elle existe.
Tu sembles t’être constitué un vocabulaire propre. Certains syntagmes reviennent comme des slogans : « So So sick ». Ailleurs, on lit « ancienne nouvelle méthode garantie / for / cankling th’ carnivicious crowbirds / from / yOur ochards, fabled of]fleshfruit……… ». Ou encore « Mo’ Swallow », le titre de l’exposition, décliné ailleurs en « SWALLOW 1MO 2NEED ». D’où proviennent ces termes ? Pourquoi ce titre ?
D.D : Les titres sont des crachats, ils deviennent assez vite des giclures, ils arrivent dans l’espace et se dissolvent dans les pièces. La poésie reste, les mots aussi, répétés a l’infini comme un graffiti. Les phrases deviennent des slogans. « So so sick » ou « Mo’ swallow » sont des énonciations de ce qui se passe dans les pièces de l’exposition. Ces termes annoncent un rapport au corps, à l’espace social, un espace social à première vue malade. Au Palais de Tokyo, c’est un sein qui contamine l’espace, une violence que j’aime retrouver dans chaque chose… J’ai commencé à travailler autour de la maladie assez tôt, car il me fallait trouver une base impure pour faire naître les pièces à la manière d’une mauvaise graine. Après, tout se prolonge dans cette relation au corps malade à double sens pour moi : quand « mo’ swallow » [more swallow] nous dit d’avaler plus, il y a autant la voix de la mère qui parle à son enfant qu’un acte sexuel ou une expérience addictive à une substance.
Il me semble que c’est une originalité à une époque où il n’y en a que pour les images. Pour penser la mobilité de l’image à l’ère numérique, on assiste à un retour en masse aux théories d’Aby Warburg. En même temps que toi au Palais de Tokyo, Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger pensent l’image comme des images-fantômes, en se plaçant sous l’égide d’Aby Warburg. Travailler sur le langage, est-ce pour toi une manière d’aller chercher ce qui se cache derrière les images, comme quand Lacan affirme que « l’inconscient est structuré comme un langage » ? Ou au contraire, est-ce une déclaration d’impuissance du langage, réduit à n’être qu’une image comme une autre ?
D.D : Tout est valable. Je vois ça comme un grand chaos anarchique où tout se vaut, où tout est à mettre à la poubelle. Au fond, je ne pense pas à tout ça quand je crée. On marche dans la rue et des choses nous viennent, on regarde la télévision depuis le berceau. Ma génération – ou du moins celle que je connais – est faite de vrais bâtards hybrides, qui n’établissent aucune hiérarchie entre les sources, qu’il s’agisse de l’histoire de l’art ou de la culture populaire. Cette mixture sans nom, j’aime beaucoup la regarder, parce que rien ne fonctionne vraiment, et que rien n’est véritablement valide. Tout cela est en train de s’écrire.
Aby Warburg, pour ma génération, c’est un masque pour ne plus rien raconter. En école d’art, on entend de longs discours, mais il y a peu d’action. J’appartiens à une génération qui se fout de pas mal de choses. Les choses sortent, s’étalent devant nous, et elles prennent le sens qu’on leur donne… Il est vrai que l’image, nous l’avons mangée, ingérée, et aujourd’hui, on la recrache. Elle a une drôle de figure, mais c’est la même en plus sale et en plus affectée, c’est tout.
En Septembre, Art in America publiait une interview dans le but de tenter d’éclaircir le terme très en vogue de « post-internet ». La réponse de Mark Tribe, artiste et fondateur de la plateforme en ligne « Rhizome », met l’accent sur l’hybridation et sur le retour au monde : « Internet art was a movement that arose in 1994 and waned in the early 2000s. Post-Internet artists stand on the shoulders of Net art giants like Olia Lialina, Vuk Cosic, and JODI, not in order to lift themselves higher into the thin atmosphere of pure online presence but rather to crush the past and reassemble the fragments in strange on/offline hybrid forms. ». Comment te positionnes-tu par rapport à ce mouvement ?
D.D : Je ne sais pas je ne vis pas à Berlin, je vis à Aubervilliers et j’ai un autre quotidien.
J’utilise beaucoup internet de manière addictive, c’est la suite logique de la télévision. Demain, il y aura des médiums plus englobants et plus proches de nous encore, et c’est super. On pourra enfin comprendre et analyser le monde encore plus, faire de nouvelles images, trouver de nouveaux effets, et partir sur une autre planète : tout va bien. Je suis sûr que les artistes post-internet feront de très belles signalétiques pour nous repérer dans ce nouveau monde.
Ce qui m’intéresse, au fond, c’est la résistance, la vie dans la mort. Utiliser la radio pour transmettre un message, casser une télé pour en faire un cadre à tableaux, prendre les choses et les amener ailleurs ; utiliser la technologie comme un morceau de plastique dans la rue, un bout de bois, de l’eau ou des fruits. C’est ça, internet et la technologie. C’est à nous de le manipuler et de l’utiliser comme un élément d’un tout, évidement plus fort, plus souterrain et plus obscur.
Il me semble que ton travail est porteur d’une forme d’optimisme : les thèmes récurrents de la maladie (« So so sick »), de la pollution et du virus sont toujours les marqueurs d’une énergie vitale et d’un phénomène de croissance sous-jacents ; un peu comme ces poussées d’acné à la surface de tes sculptures (par exemple « Parasol ‘Pita-maguey », 2011 ou « All of us (Mama) », 2012), révélatrices des mutations de l’adolescence, une période dont tu t’inspires beaucoup. Ton recours à la fiction et à la poésie sont-ils à lire comme une tentative de réenchantement du monde ?
D.D : « All of us » est un morceau du groupe Slowdive, ils répètent la phrase encore et encore, on ne sait pas si c’est bien ou pas, et puis on s’en fout, c’est de la pop. Sommes-nous en train de mourir ?
Si j’ajoute « (mama) » à côté de ce titre, c’est pour inclure la vie dans cette question sur la mort.
Les graines ne germent jamais comme on l’imagine, de la mort naît toujours quelque chose, c’est mon point de départ pour faire des choses. Les pièces sont imbibées de ce rapport à la mort, au sol, à la position statique. « Pita maguey » est le nom populaire de l’agave, plante que mon père fait pousser dans le sud de la France. Quand la fleur éclot elle meurt.
Tu amorces également un retour à l’objet, à une matérialité assez jouissive et décomplexée, qui contraste avec toute une rhétorique de l’ « infra-mince » et du « presque rien » en vogue chez certains représentants de la scène française actuelle. Pourrais-tu m’en dire un peu plus sur tes influences, sur ta manière de travailler ?
D.D : C’est la force, la nécessité de communiquer, de se faire comprendre, qui me pousse à faire des objets. Étalage de matière, présentoir, cadre, banc, projection : tout est déjà là dans nos espaces de vie quotidienne, et nous savons tous le sens que cela a, mais dans l’espace d’exposition, c’est autre chose qui arrive, et pour moi, c’est une forme de résistance. De plus, c’est la poésie qui se montre, qui passe par des détours. C’est important que les choses ne soient pas lisibles ; elles doivent avoir plusieurs niveaux de lecture : que les choses se glissent autour de nous et nous attaquent sans qu’on s’en aperçoive est une manière de rester libre, d’être plus corrosif aussi.
Dans la vidéo de « Mo’ Swallow », le hacker anime une silhouette en trois dimensions. Le hacker est-il le nouveau démiurge, une sorte de figure prométhéenne ? Quels parallèles vois-tu entre le hacker et l’artiste ?
D.D : Je ne sais pas si le terme de « hacker » est le bon. J’entends pas mal ce terme employé pour désigner une fausse contre-culture. Dans la vidéo, la personne qui écrit utilise l’ordinateur comme un flux sanguin nécessaire à la création. La poupée rouge qui se met à danser dans son appartement est un globule, il y a une forme de vie. Cet appartement où se passe la scène est matérialisé à l’entrée de l’exposition avec un espace qui a été dessiné comme un ventre. La poupée a un visage dans son ventre et enfante un personnage qui revient à plusieurs reprises dans l’espace. L’écrivain est masqué dans la vidéo, et on voit le portrait de l’artiste de Tetsumi Kudo dans l’appartement, lui-même reprenant un portrait de l’écrivain Eugène Ionesco qui se définit comme « anti-auteur ».
Les déplacements sont très importants afin de ne rien cibler, de ne pas donner raison ou trop expliquer. J’ai travaillé de la même manière que les mouvements de riposte sociale, avec un représentant de l’anonymat, un masque, une femme. Ça prend des formes étranges, mais la source est celle-là. Le contenu du texte n’est pas un manifeste, c’est de la poésie : les émotions des autres collectées sur internet, des poésies d’anonymes sur la drogue, le sexe, le travail ou la rue. Tous les textes énoncent le manque, la frustration, la joie et l’amour ; tout cela fait écho au sein malade dont les auteurs, à mon sens, sont les enfants qui s’en alimentent.
Pour finir, pourrais-tu me parler un peu de l’exposition que tu présentes actuellement à New York au SculptureCenter ?
D.D : C’est une suite de l’exposition au Palais de Tokyo. J’y présente une chambre peinte en jaune tropique avec une frise comme des chambres d’enfants, sur laquelle est inscrite une poésie. Un sofa sert à regarder une fontaine et un film, et des bâches plastiques forment un abri sur lequel sont scotchés des textes, tandis qu’une cage à oiseaux tourne très vite sur elle-même, effleurant deux petits mannequins à la bouche ouverte. Cela s’appelle « juicy o’f the nest », et c’est la chambre des enfants qui ont été alimentés au Palais de Tokyo par le sein et sont devenus grands ; ils bavent une salive qui est prête à tout contaminer…
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- Du même auteur : Geert Lovink : « Pas une seule génération ne s’est élevée contre Zuckerberg », Émilie Brout & Maxime Marion, CLEARING, Hanne Lippard, Nicolas Bourriaud,
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