Entretien avec Gaël Peltier
Aude Launay (juin 2010) : Vous avez récemment passé six mois de résidence à ISCP (New York), pouvez-vous m’en dire plus sur le projet qui vous y a amené ?
Le projet que j’ai mené à New York est une action /performance à long terme de transformation physique, une simple prise de poids de 30 Kg en 4 mois. Comme auparavant dans mon travail, j’ai créé un contexte dans lequel j’ai agi et en définitive, plus que physique, la transformation a été d’ordre mental.
J’avais le désir d’expérimenter cette métamorphose en me jouant, par exemple, de signifiants que l’on retrouve dans l’histoire du cinéma. Je gardais en tête certains repères1 et rapidement le processus s’est révélé décisif. Un grand nombre de choses m’ont échappé, ma propre apparence, mes vanités, etc. Tout était mouvant, et de cet état résulte un ensemble de gestes assez détachés, qui se formalisent de différentes manières ( videos, performances, objets…).
AL : Outre les acteurs qui prennent ou perdent du poids pour entrer dans leur personnage, un certain nombre d’artistes explorent tout particulièrement cette dialectique du corps et de son inscription dans l’espace, question bien évidemment fondamentale de la sculpture. Je pense à Erwin Wurm et à ses acteurs auxquels il fait enfiler des pulls et des pulls les uns sur les autres jusqu’à ce qu’ils semblent avoir réellement grossi… Envisagez-vous votre action comme une sorte de living sculpture ?
Si façonner est sculpter, oui. Je modèle des apparences, des signes et des situations2. Mais le « living », de living sculpture me saisit. J’ai inscrit mon corps dans des évidences au contact de certaines formes de représentation où, par des attitudes performatives, j’ai mis en jeu des questions inhérentes au spectacle et plus précisément au rôle de l’audience. Il m’est arrivé par le passé d’agir dans les rues de Bastia en Corse en ayant simplement revêtu une veste de berger fortement imprégnée de l’odeur de brebis3. De manière très légère, cela me permettait d’insinuer des facteurs de perturbation qui ouvraient sur diverses potentialités. Intégrant sciemment des types de comportements afin de troubler le contexte initial, je joue incidemment sur l’interprétation que le « public » peut avoir des circonstances. Récemment par exemple, en me glissant « dans la peau d’un noir » au contact d’une misère manifeste qui est celle des fast food de Harlem.
Si Erwin Wurm, lui, rajoute des couches et des couches sur ses acteurs afin qu’ils aient l’air gros, pour ma part je suis gros et je suis tous ces acteurs en même temps.
AL : Qu’entendez-vous exactement par « me glissant dans la peau d’un noir » ?
Je veux dire endosser une apparence faite de normalité dans ce contexte bien précis de lieu de restauration rapide et bon marché, à Harlem de surcroît. J’aurais pu dire dans la peau d’un gros, d’un homme normal ou bien d’un pauvre. Dans la peau d’un noir est le titre d’un récit autobiographique du romancier J. H. Griffin qui en 1961 a changé sa couleur de peau afin de pouvoir se fondre dans la communauté noire, pour y vivre et reporter son expérience.
AL : Lorsque vous agissez, c’est le plus souvent anonymement, délaissant ainsi l’aspect généralement spectaculaire de la performance…
Oui, par le passé j’agissais de manière quasi clandestine, nombres d’actions réalisées ne sont même pas rapportées même si elles sont partie intégrante de mon œuvre. (Comme les intrusions dans des bâtiments administratifs, les sauts dans le vide, les dérives, les vols, etc.) Ces questions comportementales (behaviorisme) dont je parlais plus haut comptaient pour beaucoup, il s’agissait jusqu’alors d’effacement.
Une forme de transition s’est opéré en 2001 dans un film qui se passe en deux temps, Dévoilé(e) Plan B: une action, l’effraction pure et simple d’une BMW et après une ellipse cinématographique, une entrée dans la matière même de la fiction, ce plan B. Le basculement, d’une mise en situation vers une mise en scène.
Ici, avec cette prise de poids il y eut d’abord un acte à long terme sous-jacent, en usant des apparences à des fins transgressives et puis une mutation vers la représentation de cet acte, en « infiltrant l’image (cinématographique), son essence même, sa couleur, son flux, son ossature à la manière d’un virus qui se propage, ou comme un être qui transmute pour prendre les traits d’un autre. » 4 J’ai placé ce corps altéré dans la vie triviale de New-York et l’ai aussi très volontairement situé dans des modalités spectaculaires en jouant très clairement avec les principes du stand-up comédie par exemple 5. Ce type de représentation spectaculaire essentiellement de l’ordre du fabriqué me plaisait aussi, car il était ici associé au contexte historique de The Improvisation en friction avec celui du Fine Art. Mes hôtes curator demandaient au public lors de chacune de mes performances que l’on accueille chaleureusement Gaël Peltier :
« Would you please give your warmest welcome to… Gaël Peltier! » Donc plus d’anonymat. Au détail près que ma présence était différée dans le sens où le public m’a vu, perçu et pensé gros. Là ces actes, ces attitudes entrent en achoppements avec l’instant, et les certitudes de part et d’autre de l’œuvre, regardeur et regardé, me semblent bien plus fragilisées, au plus proche de la cruauté. Même si je suis alors comme extérieur à moi-même, comme à la périphérie de ma personne en grossissant et en me représentant, le centre se déplace, je suis excentré mais pleinement moi. « La connexion entre un médium et l’acte d’expression est intrinsèque » écrit Dewey. « Ceci induit un processus -l’expérience artistique- où l’artiste prend forme en même temps que son œuvre. Il n’y a pas deux opérations, l’une qui serait effectuée sur le médium et l’autre sur le sujet, mais une seule: l’œuvre est artistique dans la mesure où les deux fonctions de transformation sont effectuées par une seule opération. »
Patrice Joly (janvier 2012) : dans la performance que vous aviez présentée à Corte l’automne dernier, j’avais été frappé par le mélange entre la dimension analytique de certains passages – comme ceux où vous décortiquez la fameuse scène de l’assassinat de Kennedy – et une théâtralité assumée : du coup, on ne sait pas trop ou se situer en tant que spectateur, si c’est du lard ou du cochon, de la conférence « documentaire » ou de la pure performance, c’est très déstabilisant… en plus de cela se mêle une charge envers certains jeunes artistes que vous citez et dont vous raillez le côté baroudeur – pour vous tout à fait travaillé – et la complicité admirative de certains critiques dont vous avez retouché le texte de manière assez hilarante il faut le dire : c’est plutôt rare chez les artistes de s’en prendre nommément à ses collègues, au monde de l’art contemporain, ses rouages, ses collusions, ses accointances, etc. On dirait que ces acoquinements vous agacent, que vous êtes en guerre contre ces pratiques et cette héroïsation déplacée de l’artiste : qu’est ce que vous avez voulu dire au juste dans cette performance, que l’art est sous contrôle, fabriqué ? Vous ne seriez pas un tantinet moralisateur ?
Je vous retourne la dernière question.
Je comprends que vous ayez été secoué par une certaine liberté de ton, mais ce projet était bien plus complexe, et touchait à trop de questions mises en jeu par divers degrés d’interprétation, pour le réduire à un simple agacement supposé, face à un esprit grégaire circonscrit à un seul milieu. Je suis désolé.
Cette performance titrée « Quiconque tient une poêle à frire est maître de la mort » s’interrogeait sur la notion de falsification, de montage et ne pointait pas seulement les enjeux de l’art. Elle s’intéressait à la fabrication du réel, à ses dédoublements dans ses diverses formes d’enregistrements ou de médiatisation par exemple. Certaines des matrices de l’histoire moderne des images, figures et autres métamorphoses se sont succédées dans cette performance, tissant des rapports entre certains faits de cette histoire et la fabrication continue de sa mythologie, via entre autres le cinéma ou internet. Elle en passait par la revisitation du lieu des assassinats de Oswald et Kennedy comme des scènes de crimes théâtralisées, à l’idée de consolation à propos du « jeu de la mort » le dernier film de Bruce Lee, à la question de la décomposition chez la jeune fille, sur la vérité d’une couverture de magazine et d’une reconstitution avec poêle à frire, ou d’un fait redoublé sur Chuck Norris, à Foued Nassah qui n’a de cesse de persister à l’écran malgré sa disparition, de la dignité dans « Le sirop de la rue » ce film de Hakima El Djoudi comme la plus belle des postérités, de Buster Keaton pour l’idée d’une poésie brutale, du premier round mythique d’un combat entre Hagler & Hearns mis en perspective avec une histoire populaire des USA, à la définition d’un nouveau genre Paromerdic’, au blog internet éclatant de Frédéric Roux, d’une chanson pour enfant, de trois sourdes et d’un trisomique…
Tout un matériau déployé par digression, par association libre, de l’analyse au jeu, de l’acte à sa représentation etc. C’est la grande force de la performance, sa puissance est de pouvoir opérer dans un temps présent le renversement de la perception d’un objet. Cette incertitude est vraiment ce qui me touche au plus près, dans sa façon de pousser le trouble au point où le spectateur aurait à reconsidérer en permanence son sentiment, sa pensée face à cet objet en déplacement.
En ce qui concerne cette partie qui vous a interpellé, même si je ne tenais absolument pas à donner de l’importance à quelque insignifiant, il est impossible parfois de tout laisser passer sous prétexte que tout pourrait se justifier. Et effectivement, sur les 24 chapitres que comptait cette performance, deux chapitres intitulés « corrompus » et « peau blanche, masque noir » 6 ce sont attachés à décortiquer comme vous le dîtes, un article qui faisait le portrait de Cyprien Gaillard en artiste vandale. Le critique conclut, « Vandale, l’artiste est donc aussi celui qui cherche à préserver de la démolition programmée tout un patrimoine architectural contemporain disqualifié par le nouvel esprit du capitalisme. »L’artiste, vandale qui cherche à préserver? Ce contresens flagrant est inquiétant. Ce n’est pas tant le patrimoine architectural qui est disqualifié par cet article que les gens (ses contemporains) qui vivent dans ces architectures concentrationnaires au ban de la société. Est-ce moralisateur par exemple de signifier à ce journaliste qu’il est dans un délire dont la morale, pour le coup, est tristement grotesque? Je m’étonne de ces paradoxes boiteux qui d’un côté optent poliment pour la pérennisation de valeurs et de l’autre pour une espèce de posture (pose) qui laisse entendre la mise à mal de ces valeurs.
Et à propos de l’héroïsation, je pense irrésistiblement au passage d’un texte de Jean-Yves Jouannais où il écrit: « … coupant méthodiquement les branches des étoiles, il restreint la lumière des astres afin que nul ne disparaisse plus jamais dans l’éblouissement de l’art ». 7
1 Jake LaMotta entre autres, raison pour laquelle je m’entraîne à la boxe régulièrement depuis 2009.
2 Une révolution est une tentative pour modeler l’acte sur une idée, pour façonner le monde dans un cadre théorique (Albert Camus, l’Homme révolté).
3 Camouflet, 2002, action de 40min.
4 Dick Tomasovic, Le palimpseste noir, yellow now, 2002.
5 Démarche initiée avec la complicité de Hakima El Djoudi durant la dernière Biennale d’Istanbul, invité par IKSV a présenter une conférence sur la notion de champ cinématographique.
6 En référence à « Peau noir, masque blanc » de Frantz Fanon, Ed du Seuil, 1952.
7 Jean-Yves Jouannais in « La Conjuration des cochons extraordinaires » sur Gaël Peltier. (édition à paraître, FRAC Corse)
FRAC Corse
10 nov. 2011 au 6 fév. 2012Gaël Peltier
Quiconque tient une poêle à frire est maître de la mort
performance de 80mn, FRAC Corse, 10 nov. 2011.
- Partage : ,
- Du même auteur : Paolo Cirio, RYBN, Sylvain Darrifourcq, Computer Grrrls, Franz Wanner,
articles liés
Interview de Laura Gozlan
par Suzanne Vallejo-Gomez
Interview de Gregory Lang pour Territoires Hétérotopiques
par Patrice Joly
Geert Lovink : « Pas une seule génération ne s’est élevée contre Zuckerberg »
par Ingrid Luquet-Gad