Entretien avec Mathieu Mercier
Désillusions d’optique
L’œuvre de Mathieu Mercier, par son hétérogénéité, se joue des critères que les analyses critiques ont utilisés pour la décrire. Objectité, appropriation, ready-made, simulacre, fonctionnalisme détourné, abstraction… Ils sont corrects pour la plupart mais leur énumération participe d’une nomenclature qui confine à l’absurde. Malgré la richesse des références aux sciences humaines, naturelles et sociales, les associations qu’il produit conservent une part d’irréductibilité au sein du régime contemporain de l’objet.
Depuis Sans Titre 1993-2007 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2007, Mathieu Mercier n’avait pas eu d’exposition personnelle en France. Après un aperçu des nouvelles séries à la Fiac, sur le stand de la galerie berlinoise Mehdi Chouakri en octobre dernier, le Crédac d’Ivry consacre ses espaces jusqu’en mars au projet Sublimations de Mathieu Mercier. L’artiste est également commissaire de l’exposition collective BACKSTAGE (Retour de stage) présentée actuellement dans la galerie parisienne Backslash. L’occasion de revenir sur les procédures, les méthodes de travail et les champs que Mathieu Mercier entrecroise dans sa production.
Gallien Déjean : Au départ, les commentateurs ont eu tendance à analyser tes travaux à l’aune de la question du bricolage, des pratiques de détournement et des contre-usages. Un peu à tort, me semble-t-il. Je pense qu’il serait plus intéressant d’envisager les choses sous l’angle de la classification. Les modules de l’étagère, par exemple, sont des éléments dont tu joues depuis longtemps. On retrouve cette question de la classification, de la rationalisation, dans la première salle de l’exposition du Crédac à travers les différents systèmes de représentations cognitives que tu as imprimés sur les socles blancs de la série « Sublimations ».
Mathieu Mercier : Effectivement, cette question du bricolage n’était pas forcément un point de départ pour moi. Ceci dit, il y a peut-être un lien entre bricolage et classification. Sous cet angle, une approche des pratiques amateurs et notamment celles de la constitution et de la maîtrise de son propre environnement – ce qui définit le bricolage – ne m’aurait pas dérangé. En revanche, le rapport aux matériaux, à la méthode, aux outils, au folklore ou au commerce sont aussi intéressants mais ne constituaient pas pour moi une base suffisante pour développer un projet.
Le point commun qu’il peut y avoir avec les productions d’aujourd’hui, effectivement, c’est qu’il s’agit d’intervenir avec le réel disponible, selon une méthode qui semble utiliser les éléments d’un environnement très proche : considérer le réel comme une « matériauthèque » et la disponibilité immédiate des choses. Même si cela ne simplifie en rien ce qui au final fait œuvre. C’est l’impression, par exemple, que donne au premier abord la première salle de l’exposition. Les constructions, elles, sont mentalement plus complexes. Les socles en Corian, étaient une nécessité de résultat. Il offre la possibilité d’un assemblage sans ligne de démarcation.
GD : Explique-moi ce qu’est le Corian.
MM : Le Corian, c’est une marque que l’on associe à un matériau. Il est composé d’un pourcentage de pierre et de résine qui le rend solide et malléable. Par conséquent, il permet une unité dans la construction et dans l’impression – selon la technique de la « sublimation », une technique à chaud permettant d’avoir de l’encre dans le matériau et conférant une unité à l’ensemble du socle. Ceci facilite beaucoup les affiliations que je voulais entre l’impression dans le socle et l’objet apposé. Cela fonctionne comme un dialogue, j’élimine donc tous les gestes qui se rapportent à la construction d’un socle afin qu’il n’y en ait aucune trace et par conséquent qu’aucun geste ne se rapporte à ce travail.
GD : Parle-moi, maintenant, des systèmes de représentations cognitives que tu imprimes grâce à cette technique de la sublimation.
La psychologie cognitive serait probablement une manière pour aborder cette série. Le titre Sublimations peut sembler assez littéral. Pourtant, il désigne à la fois le nom de la technique que j’utilise mais il nomme aussi le passage de certains matériaux d’un état solide à un état gazeux. C’est une forme de disparition, ce qui est très intéressant. Il est question finalement d’une absence. Le terme renvoie également au concept que Freud élabore concernant un certain type d’activités humaines (artistiques et intellectuelles) dans lesquelles la pulsion sexuelle agressive originelle est transposée au profit d’objets socialement valorisés.
GD : Peut-on parler d’une forme de déréalisation ?
MM : Pas vraiment puisqu’il y a un processus d’associations d’idées qui stimulent l’imagination. Il y a donc une forme participative au profit d’interprétations individuelles tout en faisant appel à un répertoire collectif. Les instruments de mesure imprimés sur les socles sont scientifiquement« authentiques » – même si certains sont distordus –, et les objets mis en confrontation sont d’une banalité exemplaire – puisque je les ai choisis comme étant des stéréotypes de ce qu’ils sont. Dans cette série, il n’y a aucun objet qui véhicule une complexité qui pourrait le faire rentrer dans tel ou tel domaine des arts décoratifs ou qui pourrait générer un commentaire stylistique.
Bien qu’étant des stéréotypes, il y a un jeu d’aller-retour : la forme imprimée semble abstraite tout en relevant du domaine de la rationalisation puisqu’il s’agit d’outils de mesure. Elle s’oppose à la rationalisation des objets industriels qui relève d’une tout autre logique. L’espace sémantique entre les deux produit des va-et-vient entre la certitude qu’on a de l’existence de ces objets et le degré d’abstraction qu’on pourrait attribuer à la forme à laquelle ils s’opposent. Donc, dans ce va-et-vient, on découvre finalement l’interchangeabilité de ce qu’on désigne comme réel et abstrait. D’abord, l’abstraction n’existe pas. Pour moi, il n’y a que les sentiments qui sont abstraits. Au final, il s’agit effectivement de se demander quel système nous permet de classifier ce que l’on croit savoir. La vision est aussi un sujet dans lequel vient s’inscrire la question des systèmes cognitifs et des idées liées à la perception, mais sans qu’il n’y ait d’application au réel ou de démonstration de jeux de perspective. C’est un peu comme une illusion d’optique sans illusion. C’est un jeu qui consiste à trouver une solution là où il n’y a pas de problème, pour citer Duchamp.
GD : J’ai l’impression qu’on trouve souvent dans ton travail des procédures qui s’apparentent à des figures stylistiques – oxymores, synecdoques et ellipses – qui génèrent des raccourcis et des accélérations au sein des formes que tu produis.
MM : Oui, il s’agit d’une matérialisation de certaines figures dont on peut penser à certains moments qu’elles sont des formes de concentration ou de synthèse. Cette synthèse révèle des processus mentaux à la charnière des approches scientifiques – ce qui m’intéresse beaucoup, même si je ne cherche pas du tout à faire de la science, de la psychologie ou de la sociologie. C’est ce qui me plait aussi dans l’art : le fait, par exemple, de pouvoir toucher à l’histoire des signes, des allégories, des symboles et des formes logotypales.
GD : Le white cube a aspiré ces objets de la vie quotidienne pour les transformer en artefacts. Un white cube un peu particulier, cependant, car le contexte d’exposition du nouvel espace du Crédac à Ivry est important, notamment par le rapport qu’il entretient à son environnement urbain. Cela a-t-il influé sur ton accrochage ?
Les commentaires au sujet du white cube m’intéressent peu. Il n’y a pas de problèmes d’espace, de gestion d’espace, même s’il n’y a pas d’espace idéal. Le white cube élimine un certain nombre d’informations : l’équivalent de ce que serait une feuille vierge par rapport à une feuille qui aurait déjà des tâches. Mais ça ne change pas le domaine des idées. Ceci dit, évidemment, plus un lieu a d’informations, plus il faut les gérer dans une exposition. Ici, ce sont les informations générées à l’extérieur du lieu qui m’ont fait opter pour cette organisation de l’espace. Effectivement, dans la première salle du Crédac on est d’abord confronté à l’extérieur avant d’être dans l’exposition. On distingue bien sûr, ce qui s’y trouve ; mais le panorama des baies vitrées, de jour, reste une image très forte. Cette densité urbaine est tellement présente qu’on associerait presque cette vue à une grande photographie. Il faut justement considérer la relation entre la banalité stéréotypale des objets et ce que l’on peut imaginer de la vie quotidienne dans les appartements situés dans les immeubles d’en face. Donc, les objets exposés sont comme « suspendus ». Finalement, l’image la plus juste serait peut-être celle d’une planche de décalcomanies : un décorum rassemblant l’ensemble des objets et des sujets adéquats qu’il faut placer dans la perspective pour constituer des histoires. C’est un premier abord qui permet de tenir cet ensemble dans l’espace. Ensuite, les œuvres sont suffisamment espacées pour que les spectateurs déambulent – ce qui est accentué par le fait que les socles sont circulaires – et puissent focaliser leur attention sur la relation qui existe au sein de chaque socle entre l’objet posé et la sublimation.
J’aimerais ajouter, pour finir, qu’il est intéressant de voir comment le white cube peut être le modèle, aujourd’hui, du produit fétichisé pour un certain type de consommation. On peut le constater, notamment, à travers la stratégie développée par les concept stores : la faible disponibilité d’un produit est mise en scène pour créer une relation d’intimité avec le consommateur qui le regarde. C’est le contraire de ce que j’ai pu constater, par exemple, sur les marchés mexicains : un vendeur de stylos déversera des milliers de stylos sur son emplacement pour finalement espérer en vendre vingt. Il est important dans une dynamique festive et abondante de montrer tout son stock. C’est une parenthèse, mais cette observation des modalités de circulation des objets et des idées dans le système marchand est aussi une source d’inspiration critique lorsque je produis mes sculptures.
GD : La deuxième salle de l’exposition abrite trois sculptures : un banc constitué de deux canalisations en PVC, un lampadaire réalisé à partir de paniers de basket et un vélo posé contre un poteau en Corian. Le communiqué de l’exposition surnomme cet espace « la Rue ». Soit. Mais il ne faut pas croire qu’il s’agisse d’un espace publique, une agora, activable par les visiteurs dans l’enceinte de l’institution. Au contraire, ton travail a toujours été empreint, semble-t-il, d’une certaine esthétique anti-relationnelle ; je pense, par exemple, à l’Hygiaphone (1995), muet et inefficace, que tu avais percé dans une cimaise et qui n’offrait d’autre alternative au visiteur que le monologue.
En l’occurrence, la dimension interactive ne m’intéresse pas. D’autant plus que, pour moi, l’expérience de l’œuvre ne se limite absolument pas au temps de sa contemplation. J’essaie même de travailler une notion inverse en privilégiant l’immédiateté des idées véhiculées par une forme. Il y a un désir de synthèse et de concentration. L’expansion est une réminiscence se situant en dehors de l’exposition. Donc, effectivement, la dimension performative ou participative ne sont pas mon domaine. D’autres le font très bien. Si je convoque des valeurs d’usage, ce n’est donc pas pour offrir un terrain de détente, de loisir ou de distraction.
GD : Dans la dernière salle, plongée dans la pénombre, on découvre deux œuvres ; dont l’aquarium du couple d’axolotls, ces bestioles bizarres qu’on associe à une sorte de chaînon manquant sur l’échelle de l’évolution puisqu’ils possèdent à la fois des branchies et des poumons. Les scientifiques s’intéressent à eux car ils ont la faculté de s’auto-régénérer lorsqu’on leur coupe un membre. Je trouve que cette pièce produit un retour du réel, incongru et violent, au sein de cette exposition.
Un retour du réel, peut-être, mais qui véhicule en même temps un imaginaire. Elle est peut-être la représentation la plus commune de ce que pourrait être l’idée qu’on se fait de l’évolution. L’axolotl, c’est une sorte de poisson à patte. Il a cette capacité de développer ses poumons quand les conditions naturelles le poussent à évoluer. En fait, dans la plupart des cas, il reste plus ou moins à l’état larvaire. Ce qui m’intéresse ici, c’est plutôt la manière dont on le regarde – notamment parce qu’il est d’un rose un peu fœtal. Ces idées sur la possibilité d’une évolution nous sont immédiates : elles sont intrinsèques à sa forme.
Concernant l’accrochage, on aperçoit dès la deuxième salle la dernière petite pièce de l’exposition située dans la troisième salle. Cette sculpture est composée d’un parallélépipède noir accroché au mur sur lequel est posée une petite barre blanche. C’est une opposition assez simple de forme et de couleur qui évoque plusieurs protocoles autoritaires mais aussi une absence. L’éclairage directionnel convoque probablement une certaine idée du spectacle, l’idée d’une apparition/disparition, un rapport à l’illusion. Le diorama des axolotls est d’une toute autre échelle : sa dimension spectaculaire nous détourne immédiatement de la sculpture aperçue. Elle reste pourtant en mémoire. C’est important parce cette pièce finale détermine une sorte de ponctuation – entre le point et la suspension – qui permet une lecture à rebours de l’exposition.
Pour en revenir aux axolotls, ils sont probablement les meilleurs représentants de cette idée que l’on se fait de l’évolution, du passage de l’eau à la terre. Le paysage est signifié par un dispositif très simple puisqu’il s’agit d’un tas de terre dans lequel est encastré l’aquarium accueillant le couple. Cette pièce a donc un statut un peu particulier car elle est constituée d’un aquarium intégré dans un diorama, ce qui génère une mise en abyme facilitant la manière dont le spectateur peut s’inclure dans cette perspective historique, d’une manière presque spéculaire.
GD : Je pense qu’il y a aussi une forme de cruauté dans cette œuvre. Une sorte de frustration sadique. Elle réside dans le désir inconscient de chacun des spectateurs, derrière la vitre, de voir l’un des axolotls se faire couper un membre pour assister à la régénération. Tu ne trouves pas ?
MM : Non.
Non, je pense que tu es le seul à te poser cette question.
Pourquoi pas, après tout. Puisqu’il est aussi question de psychologie cognitive, chacun ira de son névrose après avoir vu cette l’exposition…
Mathieu Mercier – Sublimations., Centre d’art contemporain d’Ivry, 20 janvier – 25 mars 2012.
BACKSTAGE (Retour de stage), Commissariat : Mathieu Mercier, Backlash Gallery, Paris, 7 janvier – 25 février 2012.
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