Esther Shalev-Gerz au Jeu de Paume

par Sarah Ihler-Meyer

Survivance de l’indicible par Sarah Ihler-Meyer

La résonance de l’histoire collective dans l’individualité des corps, des mémoires et des objets est au coeur du travail d’Esther Shavel-Gerz. L’actuelle exposition qui lui est consacrée au Jeu de Paume permet de découvrir une œuvre fondée sur le dialogue de la parole avec l’image autour de l’indicible, mais également sur la redistribution des rôles entre spectateur et acteur.

Alors que le Grand Palais consacre sa «Monumenta» à Christian Boltanski, artiste de la mémoire au vocabulaire tape à l’œil, le Jeu de Paume ouvre ses portes à une artiste qui développe un langage subtil sur le thème du souvenir. Chez Esther Shalev-Gerz, la survivance de l’Histoire est étudiée dans des dispositifs où les paroles et les images, le « dit » et le « sensible », loin de s’illustrer l’un l’autre, s’intensifient mutuellement.

Les Inséparables, 2000-2010. Horloge, 67 x 120 x 15 cm. Œuvre produite par la Manufacture Jaeger-LeCoultre, partenaire privilégié de l'exposition. © Esther Shalev-Gerz, ADAGP, Paris 2010

Les Inséparables, 2000-2010. Horloge, 67 x 120 x 15 cm. Œuvre produite par la Manufacture Jaeger-LeCoultre

Entre l’écoute et la parole : derniers témoins, Auschwitz 1945-2005, 2004-2005 Capture d’écran extraite de la triple projections vidéo synchronisée, couleur, muette, 40 minutes © Esther Shalev-Gerz, ADAGP, Paris 2010

Entre l’écoute et la parole : derniers témoins, Auschwitz 1945-2005, 2004-2005 Capture d’écran extraite de la triple projections vidéo synchronisée, couleur, muette, 40 minutes © Esther Shalev-Gerz, ADAGP, Paris 2010

L’Aspect humain des choses, 2004-2006 Photographie couleur extraite de l’installation composée de : 5 vidéos, couleur, sonores, 22, 14, 23, 14 et 12 minutes ; 25 photographies couleur contrecollées sur aluminium, montées sous diasec, 100 x 40 cm chaque Collection Mémorial de Buchenwald et Mittelbau-Dora, Weimar, Allemagne © Esther Shalev-Gerz, ADAGP, Paris 2010

L’Aspect humain des choses, 2004-2006 Photographie couleur extraite de l’installation composée de : 5 vidéos, couleur, sonores, 22, 14, 23, 14 et 12 minutes ; 25 photographies couleur contrecollées sur aluminium, montées sous diasec, 100 x 40 cm chaque Collection Mémorial de Buchenwald et Mittelbau-Dora, Weimar, Allemagne © Esther Shalev-Gerz, ADAGP, Paris 2010

D’eux, 2009 Capture d’écran extraite de la vidéo de l’installation composée de : 1 double projection vidéo, couleur, sonore ; photographies couleur ; bande sonore Production Jeu de Paume Courtesy galerie Baudoin Lebon, Paris © Esther Shalev-Gerz, ADAGP, Paris 2010

D’eux, 2009 Capture d’écran extraite de la vidéo de l’installation composée de : 1 double projection vidéo, couleur, sonore ; photographies couleur ; bande sonore Production Jeu de Paume Courtesy galerie Baudoin Lebon, Paris © Esther Shalev-Gerz, ADAGP, Paris 2010

Dans cet esprit MenschenDinge présente une série de photographies d’objets trouvés sur l’ancien camp de Buchenwald et d’interviews d’historiens ou d’archéologues à leur sujet. Enigmatiques, les objets photographiés s’innervent à l’écoute des interviews de destins individuels tout aussi obscurs, tandis que les paroles des spécialistes se chargent en retour de leur silence. Le mutisme des objets est scellé en faveur de l’inconcevable dont ils sont les porteurs.

Avec Entre l’écoute et la parole: derniers témoins, Auschwitz 1945-2005, les corps prennent le relais des objets. Trois projections montrent les mêmes images avec de légers décalages temporels. Il s’agit des derniers survivants du camp d’Auschwitz-Birkenau, filmés dans l’interstice entre la question qui leur est posée et leur réponse. Le son a été coupé, seuls les visages et les regards perdus font face au spectateur abasourdi par un silence saturé de douleur. La chair et les pupilles véhiculent un indicible dont le poids est sans mesure.

L’incommunicabilité est également à l’oeuvre dans Sound Machine. Sur fond d’images de synthèse reproduisant une usine textile, se succèdent des couples mère-fille. Le vacarme des machines, subi de longues années durant par ces mères anciennement ouvrières, est inaudible. C’est que, la souffrance liée au travail, aux bruits incessants de l’usine, n’a pu être transmise à aucun de ces enfants. Assises l’une à côté de l’autre, les mères et les filles regardent dans des directions opposées. Spatialement proches, un gouffre les sépare sur le plan du vécu.

Pourtant, si l’incommensurable est ici convoqué ce n’est pas, comme le fait Christian Boltanski, pour méduser le jugement du spectateur mais au contraire pour activer son intellect et sa perception. Sans les détours par le souvenir, les connaissances et la sensibilité, les propositions d’Esther Shavel-Gerz seraient inopérantes.

La redistribution des rôles entre spectateur et acteur est travaillée dans L’Instruction berlinoise. Pour cette pièce le public de trois théâtres berlinois a accepté d’interpréter la texte de Peter Weiss, L’Instruction (1965), composée à partir des paroles prononcées par les témoins, victimes, bourreaux et juges lors des procès d’Auschwitz. A la fois témoins et acteurs de l’irréparable, les participants de cette œuvre sont donc conviés à élaborer une mémoire active, comme le sont les spectateurs de « Ton image me regarde!? »

C’est dans ce nouveau «partage du sensible» que s’inscrit D’eux tout en jouant sur le dialogue de la parole et de l’image. Deux projections parallèles montrent Jacques Rancière en train de lire des passages du Spectateur émancipé, et Rola Younes parlant de sa vision du Liban dont elle est originaire, l’ensemble sur fond d’images de l’île Seguin (à l’ouest de Paris) et de l’île Cortes (à l’ouest du Canada). Les paroles du philosophe sur les frontières mouvantes entre spectateur et acteur font écho à celles de la jeune femme et, réciproquement, les propos de Rola Younes donnent chair aux théories de Jacques Rancière.

Esther Shalev-Gerz, « Survivance de l’indicible » au Jeu de Paume. DU 09 FÉVRIER AU 06 JUIN 2010


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