Histoires de ventriloques

par Laure Jaumouillé

La voix dissociée, Galerie Sud du Centre Pompidou – Commissaire : Paul Bernard

A Ventriloquist at a birthday party in october 1947, image élaborée par Jeff Wall en 1990, figure de manière angoissante un moment majeur de l’histoire du divertissement. Entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, la télévision s’installe dans les foyers américains, annonçant la disparition progressive des acteurs du divertissement populaire : ventriloques, magiciens, jongleurs… Or, la disparition de la figure du ventriloque n’est autre que la disparition d’une certaine forme de l’expérience du miroir décrite par Michel Foucault[1], l’expérience d’un moi dont on découvre qu’il est ailleurs, qu’il est un autre. La richesse des œuvres présentées dans l’exposition La voix dissociée témoigne de l’actualité indéniable de cette interrogation.

A l’entrée de l’espace d’exposition, Frank Eon réemploie le motif d’une peinture de John Currin sur l’écran d’un téléviseur. Un personnage immobile apostrophe le visiteur à intervalles réguliers : « John ? …Hey, John ! ». En appelant son auteur[2], ce dernier annoncerait le propos de l’exposition, à savoir la manière dont une voix se met en quête de sa propre source.

L’histoire de la ventriloquie révèle des origines occultes liées à la figure féminine. Ainsi, c’est par le recours à une femme – oracle, sorcière ou ventriloque -, que le roi Saül invoque le prophète Samuel et dialogue avec lui[3]. Avec Les Bijoux indiscrets (1748), Denis Diderot relate l’histoire de Mangogul, doué du pouvoir de faire parler le sexe des femmes. Enfin, Le Ventriloque ou l’Engastrimythe (1772), de Jean Baptiste La Chapelle, entérine l’entreprise de démystification de la ventriloquie, en reléguant la pratique dans le champs de la magie, et donc de la supercherie.

Dans l’exposition, la ventriloquie se décline selon des formes variées, de l’industrie du spectacle à la psychanalyse ou encore à la société de consommation. Julien Tibéri et Aurélien Mole font œuvre commune par la superposition de deux affiches parlant l’une à travers l’autre. Le premier évoque les premières scènes parlées de l’histoire du cinéma en reproduisant l’affiche du film The Jazz Singer[4]. Le second introduit une référence à The Ghost Writer de Roman Polanski (2010), film relatant l’histoire d’un écrivain nègre. Laurent Montaron présente Doppler (2012), un dispositif sonore usant d’un système de haut-parleurs et de diffuseurs rotatifs. Ce dernier reproduit une série de mots allemands – Kopf (tête), Grün (vert), Wasser (eau), Singen (chanter)… – provenant du test d’association élaboré par Carl Jung au début du XXème siècle. La retranscription de cet exercice dans l’espace d’exposition fait émerger la voix dissociée de l’inconscient. Avec GreenScreenRefrigeratorAction, Mark Leckey met en scène un réfrigérateur Samsung évoquant son propre mode de fonctionnement[5]. Ce dernier pleure une gloire trop éphémère, vouée à disparaître.

Courtesy of the artist jordan Wolfson and Johann Koenig Berlin

Introduisant le sentiment d’une inquiétante étrangeté[6], le tour du ventriloque révèle une certaine forme d’altérité dans un acte d’énonciation individuelle. Marnie Weber explore les refoulés de la culture vernaculaire américaine. Le motif de la poupée ventriloque apparaît dans son œuvre en 2009 comme l’instrument par lequel les Spirit Girls[7] entrent en communication avec le monde. Empreinte d’un féminisme métaphysique, la poupée apparaît comme le médium d’une voix d’outre-tombe. En 2007, Philippe Parreno réalise avec Hans Ulrich Obrist Il Tempo del Postino, une exposition collective prenant la forme d’un opéra. Le prologue, Postman Time, consiste en un monologue du ventriloque Jay Johnson. Tandis qu’il récite son texte derrière un verre grossissant, le ventriloque devient sa propre marionnette. Initiateur d’une quête de soi, le langage opère une dissociation intérieure. Habitée d’une présence étrangère – celle de l’artiste -, la voix du ventriloque intériorise l’altérité comme forme ultime d’étrangeté : « Seul l’homme m’est absolument étranger, seul il est l’inconnu, seul l’autre, et il serait en cela présence »[8].



[1] Michel Foucault, Des espaces autres, in : Dits et écrits, 1954-1988, édition Gallimard, Paris, 1994

[2] John Currin

[3] Joseph Glandville, Saducismus triumphatus, 1726

[4] The Jazz Singer, Alan Crosland, 1927

[5] La voix du réfrigérateur est celle de l’artiste, retouchée par Auto-Tune, un logiciel de correction acoustique qui permet de « chanter juste ».

[6] Sigmund Freud, Das Unheimliche, 1919

[7] En référence au mouvement spiritualiste qui se développe aux Etats-Unis dans le courant du 19ème siècle, l’artiste invente les Spirit Girls, un groupe de cinq adolescentes mortes tragiquement dans les années 1970.

[8] Maurice Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p.85.


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