La chronique de Moscou #3
#3 Moscow on the Moon
par Nicolas Audureau
Pour les amoureux de films d’horreur, The Toxic Avenger est une perle parodique du genre. Dans l’esprit des années 80 et de ses excès chimico-industriels, ce film désormais culte mettait en scène un pauvre technicien de surface qui, plongé dans un liquide radioactif par accident, se transformait en un monstre – le Toxic Avenger – qui allait nettoyer la ville de toutes ses pourritures. C’était en 1985. Un an plus tard, la catastrophe, bien réelle cette fois-ci, survenu dans le réacteur nucléaire de la ville de Tchernobyl mettait en alerte la planète entière. La Russie a, depuis, quelque peu amélioré ses infrastructures, mais les techniques de construction et les conditions de sécurité y sont toujours précaires, pensées à courts termes et sans cesse négociables avec les autorités ; le contexte se présentant comme un ensemble de paramètres inextricables qu’il serait difficile de juger séparément. Ceci nous conduit à cela : les préoccupations « éthiques et responsables » de l’homme occidental face à son environnement, au dérèglement climatique, aux catastrophes, à la qualité de l’air, mais également à la joliesse des espaces et des infrastructures, n’ont de sens que dans un environnement social et politique sein, relativement sécurisé, et qui a su dépasser les questions primordiales de lutte, de survie et, éventuellement, de démocratie. Il est toujours plus simple d’avoir des idées le ventre plein, les fesses au chaud.
Moscou est une ville polluée, encombrée, mal foutue et les routes comme les immeubles y sont construits selon une logique de cadavre exquis. Le développement des espaces est irrationnel et les bâtiments sont régulièrement voués à une rapide décrépitude. En matière de décorum, les publicités sont partout et s’étalent aujourd’hui sur des surfaces que Tokyo ou Las Vegas n’ont certainement jamais osé atteindre. Elles s’affichent outrageusement sur les façades, les ponts ou le long des routes défoncées de la ville ; elles enveloppent les hôtels comme des chaussettes géantes. Les écrans plasma ne se comptent plus. L’image publicitaire est partout. Bref, dans ce contexte, l’œuvre d’art dans l’espace public est un concept absurde qui ne peut relever que d’une tentative de démontrer son pouvoir financier tant il faut de l’argent pour dépasser ces conditions. Un coup de pub, en somme. Mais aucun artiste ne soutiendrait sérieusement l’idée de produire une œuvre vouée à un espace public. N’entrons pas dans la notion d’espace public, quelque peu absente de la conception de la ville, pour ne pas dire radicalement oblitérée. Nous en tiendrons rigueur à 70 années de communautarisme forcé. Trêve de préambules. C’est donc à Moscou que Hans Ulrich Obrist fut invité à produire un projet curatorial dans le cadre de la programmation hors les murs du Centre d’art Garage. Le projet s’intitule Moscow on the Move (1). L’idée, la voici : diffuser des vidéos d’artistes sur un immense écran plasma posté sur le toit de l’usine Mossenergo, bâtiment industriel aux cheminées imposantes à deux pas du Kremlin, longeant un boulevard névralgique irriguant la Place Rouge. Vidéos muettes, cela va sans dire. Philippe Parreno, AES+F, Doug Aitken, Agnes Varda ou encore Dziga Vertov y sont projetés (2). Il paraît évident que pour avoir eu une idée aussi saugrenue, Hans Ulrich Obrist n’a jamais mis les pieds sur le boulevard en question. On serait même enclin à penser que les personnes qui l’ont conseillé dans cette entreprise ne lui voulaient pas que du bien. De deux choses l’une, soit vous êtes en voiture et, dans ces conditions, le seul moyen d’apprécier les vidéos est de se trouver coincé dans les bouchons ; soit vous êtes à pied et vous luttez par un froid glacial, posté sur le pont ou sur la rive qui fait face à l’écran plasma, en bordure de voie rapide. Dans les deux cas, le seul prisme de lecture qu’offre le site et son contexte est celui de l’image publicitaire. Vous ne pouvez pas faire abstraction des nombreux autres écrans plasma alentours. Autrement dit, en admettant la qualité formelle de certaines œuvres diffusées, parfois amusantes (pour exemple Flatten de Pipilotti Rist), vous êtes invités à lire les vidéos comme des publicités. Et non autrement ; la seule question pouvant naître dans l’esprit d’un automobiliste attentif étant « que cherchent-ils à me vendre ? » Rien évidemment. Et cette frustration produit invariablement l’indifférence. La boucle est bouclée. Rien ne bouge. Moscow on the Move ne déplacera pas les foules. Cette proposition ne fait malheureusement que redoubler la masse des images diffusées sur les écrans plasma déjà existants ; elle ne fait que jouer de redondance avec elles. La diffusion de The Toxic Avenger eut été autrement plus pertinente… Nous n’en voudrons pas à Garage de ne pas y avoir pensé. Garage qui, rappelez-vous, est dirigée par Daria Zhukova, à qui Roman Abramovich a dernièrement offert 100 acres de Lune, soit environ 40,47 hectares d’un terrain situé à la surface du satellite terrestre en guise de preuve d’amour (3). Abstraction faite de la dimension amoureuse, ce geste semble incontestablement relever d’un geste artistique. À la condition toutefois que cela soit revendiqué comme tel. En cela Roman Abramovich paraît mieux inspirer que Hans Ulrich Obrist. Mais peut-être est-ce seulement parce qu’il possède plus de moyens. Regardons dans une autre direction. Car s’il faut parler de pertinence de projets artistiques dans l’espace public, d’interventions d’artistes dans Moscou, alors il nous faut évoquer Voina group (textuellement le groupe Guerre).
Ce groupe d’artistes interventionnistes, dans la veine des actionnistes russes Anatoli Osmolovski et Alexander Brener dans les années 90, s’en prend régulièrement aux autorités, à l’Église orthodoxe ainsi qu’aux idées nationalistes et xénophobes qu’ils véhiculent. Le 7 septembre 2008, ils « exécutaient » deux homosexuels et trois travailleurs illégaux dans un des plus grands supermarchés de la capitale afin de célébrer dans la joie et avec l’ensemble des moscovites la Journée de la Ville de Moscou, journée à visées démagogique, patriotique et analgésique. Le 7 novembre dernier à 4h30 du matin, ils s’attaquaient au Parlement russe en projetant sur sa façade un dessin au laser vert digne de Jean-Michel Jarre représentant un crâne de pirate en l’honneur, conjointement, du 91ème anniversaire de la Révolution d’Octobre et du 120ème anniversaire de la naissance du grand anarchiste ukrainien Nestor Makhno (4). Les grilles du Parlement furent ensuite méthodiquement et silencieusement escaladées. Le Parlement fut pris d’assaut tel un bâtiment de la flotte royale abordé par le Jolly Roger. Avec le sérieux des jeux d’enfants. Nous sommes bien loin des tergiversations plasmiques d’Obrist. En revanche, il faut bien le reconnaître, nous n’avons pas les fesses au chaud.
(1) Moscow on the Move, curateur : Hans Ulrich Obrist. Programme hors les murs du Centre d’art Garage – www.garageccc.com – jusqu’au 22 décembre 2008, à deux pas du Kremlin, Moscou. (2) Philippe Parreno, AES+F, Doug Aitken, Anges Varda, Dziga Vertov, Cao Fei, Yang Fudong, Douglas Gordon, Alexander Kluge, Sarah Morris, Artavazd Peleshian, Pipilotti Rist. (3) http://www.crunchgear.com/2008/11/25/chelsea-owner-roman-abromovich-buys-100-acres-of-land-on-the-moon/ (4) Voina group, Voina group storms Russia’s parliament on Revolution Day : http://fr.youtube.com/watch?v=YAqz5VTMpyo
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- Du même auteur : La chronique de Moscou#7, Chronique Moscou # 6, Art Power, La chronique de Moscou#5, La chronique de Moscou #4,
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