La chronique de Moscou#5

par Nicolas Ceccaldi-Audureau

Iconoclasme

par Nicolas Audureau

L’annonce du printemps en Russie est accompagnée d’une série de fêtes et de dates plus ou moins importantes mais toutes appréciées des moscovites car en majorité chômées. Le 23 février, jour des défenseurs de la patrie, des militaires en particulier et des hommes en général ; jour de cuite nationale. Le 8 mars, la journée de la femme y est une fête très importante. Le 17 mars, jour de la Saint-Patrick, de l’exotisme et de la bière. Et ainsi de suite.

Alexandre Kosolapov, publicité Mc Donald, impression sur soie, 2000

Mais peu nombreux seront ceux qui auront vu passer le 24 février 2009. Ce jour-là pourtant, une importante manifestation fut organisée devant la Maison centrale des Artistes (McA), bâtiment construit en 1979 et abritant la Nouvelle galerie Tretiakov (collection contemporaine) ainsi qu’un espace consacré aux expositions temporaires alloué aux artistes et aux curateurs, nommé TsDKh. Cette manifestation, relayée à la télévision dans un reportage éclair présentant le sujet comme une plaisanterie d’artistes, avait pour vocation de s’opposer à la destruction prochaine du bâtiment. L’enjeu étant moins le relogement des institutions artistiques qui y sont abritées que la configuration que ses nouveaux espaces prendront. Les plans annoncés, et dont les travaux seront confiés à la femme du maire de Moscou, développeur immobilier dans le civil, promettent la part belle à l’édification d’un hôtel de luxe à l’emplacement actuel de la McA. Les espaces dédiés à l’art seront eux confinés dans des bâtiments peau de chagrin. Le projet n’étant au final rien d’autre qu’une stratégie de gentrification cherchant à transformer la Nouvelle Tretiakov en attraction commerciale. À l’image de Bilbao, à ceci près qu’il utilisent des méthodes russes. Aussi, voulant montrer qu’ils étaient à l’écoute des remarques des riverains unanimement mécontents, les élus organisèrent un forum de quartier le mardi 24 février. Avec démagogie et circonspection, ils mirent en application une méthode sécuritaire qui a fait ses preuves : la dictature participative. « Nous entendons vos remarques, firent-ils. Cependant, compte tenu de l’état d’avancement du projet, nous ne reviendrons pas sur notre volonté de détruire le bâtiment. » Trop tard, donc.

Trop tard mais pas inutile ! D’où la présence d’Andrey Erofeev, ex-directeur du département Nouvelles Tendances de la collection contemporaine de la Tretiakov avant d’être démis de ses fonctions en juillet 2008 (ses choix étant jugés pornographiques et insultants), soutenant la manifestation malgré l’annonce des autorités lui interdisant formellement l’approche du bâtiment à moins d’un kilomètre. D’où la performance de David Ter-Oganyan consistant à embrasser le bâtiment de ses lèvres maquillées de rouge et à inviter la foule à en faire autant. D’où la série de manifestants sculptés dans la neige par Nikolaï Polisski, portant pancartes et calicots aux slogans libertaires inscrits par des artistes. Pancartes et calicots que les agents de police s’empressèrent de confisquer aux mains des bonhommes de neige, tombant du même coup, et bien malgré eux, dans le panneau tendu par l’artiste. D’où enfin le piquet de grève coordonné par Ilya Budraitskis à proximité de la McA. D’où la présence d’artistes et de curateurs venus des quatre coins de Moscou gonfler les rangs de la manifestation. D’où l’agitation. D’où la colère. D’où la nécessité de se battre pour ce champ d’expression et de libertés qu’est l’art contemporain en Russie. D’où les raisons de se demander quelles peuvent être la place et la force des artistes et des curateurs dans ce pays. D’où les raisons d’exiger d’une exposition plus qu’une accumulation d’objets paradoxaux (qui bien souvent ne dépassent pas le stade du crayon-gomme). D’où l’importance du rôle du curateur et de sa pratique iconoclaste dans l’articulation de la contestation. D’où la suite.

Il faut admettre qu’en France l’effectif des curateurs connaît une augmentation qui suit un algorithme exponentiel : curateurs-artistes dans la lignée de Szeemann ou d’Obrist, artistes-curateurs dans la lignée de Jeremy Deller ou de Martha Rosler, curateurs-tout-court, les formules ne manquent pas et nul besoin d’entrer dans une distinction entre un directeur de centre d’art curateur des expositions qu’il programme et un accrocheur-flâneur que la seule publication d’une forme suffit à satisfaire. Sans entrer non plus dans les spécificités (ou non) de chaque projet curatorial. Tant et si bien que le compteur solaire de Gianni Motti ne suffirait pas à dénombrer la masse astronomique de curateurs qui se propage par fissions spontanées. Sans omettre l’État, curateur de sa propagande par le prisme des annuelles Monumenta et Force de l’art. Le curateur est promoteur, bon gré mal gré, de fondations d’entreprises, d’investissements, de gentrification, de politiques économiques, et caetera. Parce que le capitalisme en démocratie assimile de facto la critique, l’articulation de sa contestation – pour qui en fait une composante de l’art aujourd’hui – est un sac de noeuds pris entre le désir d’effectivité et la volonté de dépasser la simple conjoncture. Mais c’est là le problème de l’Occident ; problème dont la lecture est bouleversée par la crise.

Ceci étant dit, les gouvernements des pays occidentaux dans leur ensemble demeurent toujours plus cléments envers les artistes et les curateurs que celui de la Russie (par exemple). Sorti de cet aphorisme, on s’épargnera les comparaisons hâtives entre un Ouest tolérant et universaliste, et un Est nationaliste et politiquement agressif. On admettra seulement qu’un curateur à Moscou n’appartient qu’à deux espèces : le décorateur d’intérieur et le fou. Celui qui louvoie entre fashion et design, et celui qui se bat pour ses idées. La première catégorie a le vent en poupe et ses membres se pavanent de salons en cocktails avec la grâce des nouveaux riches. On citera en tête de gondole Maria Baibakova, jeune curatrice assoiffée de pouvoir et de prestige qui réalise des expositions sur la fortune de papa comme d’autres joueraient au golf entre deux soirées mondaines. Malgré des études au Slade School of Fine Art de Londres et un espace magnifique dans les anciennes chocolateries Krasny Oktyabr à deux pas du Kremlin, les expositions qu’elle coordonne sombrent inévitablement dans le peoplisme et la jeune femme ne manque pas de ressemblances avec les adolescentes pourries gâtées de l’émission Sweet Seexteen (sur MTV) qui organisent l’anniversaire de leur seize ans dans une débauche de luxe et de dépenses, hors de toute conception du coût de la vie. Notamment de celle des artistes dans le cas de la curatrice. Sa dernière exposition en date ne fut qu’une accumulation sans queue ni tête de formes sur le thème du New Art from London (1). Pour le plaisir, on ira lire la réponse de l’artiste britannique Mark Leckey adressée à Maria Baibakova et postée sur le site de Frieze (2). La curatrice ayant eu l’idée saugrenue d’annoncer publiquement la participation de l’artiste avant qu’il ait eu vent de l’invitation, puis d’insister malgré son refus en inscrivant son nom dans le communiqué de presse. No comment. À ce jeu de name-dropping Mark Leckey ne se gêne pas pour envoyer promener Baibakova, comparant sa pratique à celle du club de foot de Chelsea. À l’anglaise. Sport, quoi. Mais à part ça, rien d’intéressant.

Dans le registre de ceux qui se battent pour leurs idées et accessoirement pour la liberté des autres, Andrey Erofeev fait preuve de la plus grande détermination. Son cheval de bataille peut se résumer par la relation qu’entretient le pouvoir avec les images. Son rival principal n’est autre que la religion dans en pays où la tradition joue un rôle sans cesse croissant et où l’Église orthodoxe a su regagner l’influence qui lui manquait sous le régime soviétique. Premier coup de tromblon en 2003 avec l’exposition Attention religion ! au musée Sakharov de Moscou (3). Deuxième coup de semonce avec l’exposition Sots Art en février 2007 à Moscou, reprise à la Maison Rouge en décembre 2007 (4). Jugées pornographiques, et car elles ne renvoyaient pas une image acceptable de la Russie, près de 80 oeuvres avaient été retenues sur le territoire de la fédération et n’avaient pu être montrées à Paris (des oeuvres des groupes PG et Blue Noses pour la plupart). Troisième récidive avec Art interdit 2006, à nouveau au musée Sakharov en mars 2007 (5). Une exposition qui montrait des œuvres jugées interdites et qui mettait à mal l’iconographie religieuse à travers des images « blasphématoires » et pop visibles au travers de judas percés dans les cimaises. De prime abord, rien à voir donc que la pureté pellucide et blanche des murs immaculés de l’exposition. Puis, les trous. Puis, le mal…

Une exposition qui renvoyait en pratique à une conception iconoclaste du rôle du curateur. C’est ce que nous dit Boris Groys dans son article The Curator as Iconoclast (6) : « En plaçant une oeuvre d’art dans un environnement contrôlé, dans un contexte d’objets soigneusement choisis, et par dessus tout en l’incluant dans une narration spécifique, le curateur agit en iconoclaste. » Par la confrontation des images et des objets, par la comparaison des langages et des cultures (le pop vs l’iconologie orthodoxe), Andrey Erofeev fait preuve d’une démarche curatoriale profondément permissive. L’humour par lequel il transgresse les gels et les crispations les plus inquisitrices, politiques et morales, depuis les années 90 jusqu’à aujourd’hui, n’est qu’un autre terme pour parler d’iconoclasme. On appréciera ou non les comparaisons, on les contestera à l’occasion, mais on ne s’opposera pas à l’importance de leur exercice, quelles qu’elles soient. Abusives ou justes. Et peut-être plus encore abusives. Justement abusives. Car il est toujours plus facile de glorifier les images que de les comprendre. De ce point de vue, il est à noter que ce ne sont pas les artistes qui sont ici incriminés (même s’il arrive qu’ils le soient) mais le curateur de l’exposition. Car au final, c’est à lui que revient la responsabilité de montrer ces images. Et non seulement de les montrer, mais de les articuler et, pire, de les faire parler. Une responsabilité qui a un prix. Le 3 avril dernier Andrey Erofeev comparaissait devant le tribunal Taganski de Moscou. Il encoure une peine maximale de 2 ans de prison et de 100 000 roubles d’amende.

Nicolas Audureau

(1) Natural Wonders: New Art from London, Red October Chocolate Factory – Moscou, 20 février – 5 avril 2009
(2) http://www.frieze.com/shows/review/natural_wonders_new_art_from_london/
(3) « Le musée Sakharov menacé de fermeture », article de La Vanguardia paru dans le Courrier International du 17 octobre 2007 ; Et aussi, AFP le 16 novembre 2007 : http://afp.google.com/article/ALeqM5iOrAvgjgZFAIUKr05QP4t5spIvpg
(4) « Éloge du Sots art », entretien avec Andrey Erofeev, par Nicolas Audureau, Art press No 340, décembre 2007, pp.53-58
(5) Art interdit 2006, musée Sakharov de Moscou, du 7 au 31 mars 2007. Infos : http://www.sakharov-museum.ru/museum/exhibitionhall/forbidden-art/
(6) « The Curator as Iconoclast », réédité sous le titre « On the Curatorship », in Art Power, Cambridge : The MIT Press, 2008, pp.43-52


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