Patrice Allain, 1964-2024

par Patrice Joly

Patrice Allain nous a quittés le 5 novembre 2024, cent ans après le centenaire d’un mouvement dont il aura largement contribué à faire vivre la mémoire et à en prolonger l’esprit frondeur et iconoclaste. Le jeune étudiant de la faculté des lettres de Nantes s’était déjà fait repérer pour avoir pratiqué, au début des années 1980, ce qui n’était pas encore devenu une activité sujette à l’acceptation intéressée des édiles de tous bords, mais bien un véritable parasitage sauvage de l’ordre architectural bourgeois. Il œuvrait alors au sein d’un groupuscule à dimensions variables appelé Section Pirate dont la principale activité était de fleurir les murs de la cité des ducs de slogans aux forts accents de Mai 68, une époque pour laquelle il éprouvait une indéfectible nostalgie, bien que n’y ayant jamais participé et pour cause…  

Tract de la section pirate, circa 1985.

Quelques années plus tard, il fondait au cœur de cette même faculté des lettres de Nantes, la revue L’Intrus, organe chic au lettrage blanc sur fond noir qui allait accueillir la fine fleur des lettrés nantais s’ingéniant à célébrer, en des termes scrupuleusement choisis, les rares événements qui à leurs yeux étaient susceptibles de recevoir leur agrément ; mais la plupart du temps, ils produisaient des charges acérées vilipendant la flemmardise intellectuelle et sensible de leurs contemporains.  

Couverture de l’Intrus n°8, 8 mars 1991.

Quelques décennies plus tard, il quittait cette même faculté de Nantes, dont il était devenu l’un des enseignants, mais que les incessants calculs carriéristes de ses collègues et les reculades répétées de ses dirigeants face à l’avancée inexorable de la pensée libérale avaient fini par lasser. Depuis peu, il vivait principalement de la vente d’œuvres d’acteurs majeurs du surréalisme, plus particulièrement ceux et celles lié·es à la partie nantaise, étant notamment le possesseur d’œuvres rares de Claude Cahun, qui, tout comme Jacques Vaché, était née à Nantes. Cocommissaire en 1994 de la grande exposition « Nantes et le surréalisme, le rêve d’une ville », au musée des Beaux-Arts de Nantes, il s’était essayé à redorer le blason artistique et intellectuel de la cité des ducs que la capitale s’était toujours évertuée, selon ses dires, à revêtir d’un soupçon de provincialisme1. Patrice Allain ne se lassait pas de répéter que ce mouvement majeur du xxe siècle avait ses sources dans la rencontre à Nantes entre le jeune interne en médecine et l’éclopé de la guerre de 1914-1918, arguant que la transfiguration poétique des explosions dans le ciel de Verdun en illuminations féériques que Vaché avait opéré dans ses fameuses lettres avait suffi à faire entrevoir à André Breton la beauté de ces feux d’artifice guerriers et à faire de ce sulfureux point de vue un des arcanes majeurs de son futur manifeste. Le surréalisme et ses descendants critiques, comme les situationnistes, furent les compagnons intellectuels de cet amoureux intraitable de la cité ligérienne dont il défendait contre vents et marées la singularité et l’incontestable esprit frondeur, dont il entendait prolonger les répliques jusque sur les landes humides de la plus célèbre des ZAD. La déconfiture des bétonneurs patentés de l’aéroport inutile fut certainement l’un des moments les plus jouissifs de cet esprit prompt à s’enflammer pour la cause écolo, autant que pour toutes celles qui défendent la liberté absolue de pensée, s’opposant violemment au confinement de la littérature et de l’art à des visées électorales et touristiques. Non pas libertarien à l’instar des défenseurs de la vulgate consumériste des 1 % les plus riches de la planète, mais profondément anarchisant au sens premier d’un « ni dieu ni maître » dont il adopta jusqu’à ses dernières secondes l’exigeant programme. 

Tract de la section pirate, date inconnue.

En 1998, nous réussîmes le tour de force de diffuser, sur les écrans géants de la coupe du monde de football installés sur les fanzones de la ville de Nantes (place de la Petite-Hollande et cours Saint-Pierre), un programme de vidéos d’artistes ayant pour sujet le ballon rond juste avant la diffusion des fameux matchs : l’effet de sidération et d’incompréhension autant que de ravissement du public averti fut total. « No foot last night » déployait les interventions vidéo d’Alain Declercq, Pierrick Sorin, Roderick Buchanan ou encore Marcelo Tas, devant un public incrédule. Cette intrusion de l’art contemporain au cœur du temple de l’entertainment mondial qu’est la coupe du monde de foot fut certainement l’un des moments les plus jouissifs de la relation de Patrice Allain à l’art qu’il considérait, suivant la sentence de son mentor André Breton, comme devant être convulsif ou ne pas être, ou la pensée de Guy Debord qu’il plaçait tout en haut de son panthéon littéraire et artistique, un véritable choc visuel à l’intérieur d’une spectacularisation généralisée de la société. En 2004, nous invitions l’association Vidéoz’arts, qu’il avait fondée, à réaliser un week-end de performances et de lectures intitulé « Don’t Hate the Media, Become the Media », programmant pour la première fois en France l’iconique Battle of Orgreave de Jeremy Deller, reconstitution de la lutte opposant les mineurs anglais de la ville éponyme aux forces policières de la dame de fer, ainsi que la non moins iconique Région centrale du canadien Michael Snow. Nous réunissions ainsi la crème d’une programmation de performances et de vidéos consacrée à la lutte contre l’oppression policière d’une part, à la vidéo dans ce qu’elle a de plus expérimental d’autre part.  

Vue d’exposition Pionnières, Zoo centre d’art contemporain, 2022. Photo : Philippe Piron.

Notre compagnonnage n’a jamais cessé, Patrice étant un chroniqueur régulier de la revue 02. La dernière collaboration marquante fut la double contribution qu’il nous offrit au moment de la réouverture du centre d’art Zoo lors de l’exposition « Pionnières », en février 2022. Le premier cadeau fut le prêt d’une œuvre rarissime de Claude Cahun, un double autoportrait de l’artiste avec sa compagne Marcel Moore devant le mur de l’Atlantique percé d’une ouverture qui laisse entrevoir au loin l’océan, tandis que les deux amantes se font face des deux côtés de la brèche. Cette photo rarissime marquait aussi la reconnaissance officielle du couple Cahun-Moore, lorsque l’iconographie dominante avait jusqu’alors tendance à ne représenter Claude Cahun qu’en tant qu’égérie autonomisable2. Les autres œuvres prêtées étaient des dessins de Charlotte Vanel, une proche de Claude Cahun, participant de ce petit groupe d’artistes de l’entre-deux-guerres qui préfigurait dans leurs pratiques et leurs mœurs très libres la révolution LGBT à venir au siècle suivant. Patrice Allain travaillait ardemment à cette mise en lumière. Le deuxième présent qu’il nous fit fut la longue conférence qu’il livra à l’occasion de la même exposition, nous retraçant les débuts de l’épopée artistique de Cahun depuis sa naissance à Nantes jusqu’à son départ pour Londres, fuyant déjà les violences de l’antisémitisme et l’opprobre d’une homophobie qui allaient la poursuivre tout au long de sa vie. 

Patrice Allain et Laurent Soulard au bar du Flesselles, Nantes, circa 1992.

Notes :
1. https://www.liberation.fr/culture/1994/12/29/nantes-une-surrealiste-qui-en-vaut-la-peine-le-reve-d-une-ville-nantes-et-le-surrealisme_115805/ 
2. Isabelle Alfonsi, Pour une esthétique de l’émancipation, éditions B42, 2019. 


Head image : Patrice Allain, circa 1985.


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