Pergola au Palais de Tokyo

par Sarah Ihler-Meyer

La pergola comme hétérotopie

Avec «Pergola» le Palais de Tokyo poursuit la mise en crise du réel inaugurée par ses précédentes expositions. Au simple parasitage de notre environnement succèdent la création d’hétérotopies[1] et la transformation de lieux figés en espaces dynamiques[2]. Chacun des artistes exposés réalise des œuvres où se conjuguent des espaces et des temps incompatibles dans le réel.

Pergola, soit une avancée, une construction en saillie entre le dedans et le dehors, c’est-à-dire une «hétérotopie», un espace qui, tout en renvoyant à des espaces concrets, réalise leur conjonction, leur réversion impossibles dans le réel. Ou encore un espace qui abolit la fixité des lieux pour les ouvrir au devenir. Voici l’ambition de chacune des œuvres présentées dans cette exposition, à commencer par La Draisine de l’Aérotrain de Raphaël Zarka.

Raphaël Zarka La Draisine de l'Aérotrain, 2009. Deux motos Jawa, fer galvanisé, contre-plaqué. 129 x 222 x 446 cm

Raphaël Zarka La Draisine de l’Aérotrain, 2009. Deux motos Jawa, fer galvanisé, contre-plaqué. 129 x 222 x 446 cm.

Il s’agit d’un véhicule conçu pour circuler sur les voies ferrées composé de deux motos disposées tête-bêche. Le caractère absurde de cet engin, mis en regard des usages communs, le constitue en un objet hétérotopique, faisant signe vers le réel tout en bouleversant ses règles. Le même constat vaut pour les Vierkantrohre Serie DW de Charlotte Posenenske. Posés au sol, ces tubes quadrangulaires simulent des conduits d’aération sans en avoir la fonctionnalité: manifestement ils ne sont rattachés à aucun ensemble plus vaste, le haut de chacun d’entre eux étant coupé net. En d’autres termes ces œuvres se fondent sur un système rationnel qu’elles détournent en dispositif sculptural.

Un peu plus loin, avec Topographie anecdotée du skateboard, Raphaël Zarka déplace la notion d’ «hétérotopie» de l’objet au lieu. Comme cet artiste l’a analysé dans ses écrits, l’utilisation de bancs ou de trottoirs publics par les skateurs redéfinit des lieux statiques en espaces dynamiques, ouverts à de nouvelles pratiques et à de nouveaux sens. Les rues et chaussées parcourues pour se rendre au travail ou rentrer chez soi deviennent avec eux des aires de sociabilité et d’oisiveté. Bref, au cœur des villes perçues sous l’angle du temps «gagné» ou du temps «perdu», le skate crée un espace hors de la logique de la rentabilité.

A ce titre Topographie anecdotée du skateboard révèle aussi l’«hétérochronie»[3] du skateboard, en tant qu’il introduit un arrêt dans le temps optimisé de notre quotidien, un temps suspendu à la fois nécessaire et opposé au vécu ordinaire. Cette «hétérochronie» liée à un temps précaire est contrebalancée par le Re/Search de Serge Spitzer. Un système pneumatique, utilisé jusque dans les années 1960 pour transmettre des télégrammes, est installé à l’intérieur du Palais de Tokyo. Ainsi, une stratification temporelle s’établie entre les années 1930, date de construction du bâtiment, les années 1960 et 2000. Serge Spitzer propose ici une accumulation temporelle propre aux musées ou aux bibliothèques, une hétérochronie du temps infini, à l’image de la pièce intitulée Tautochrone vérifiée de Raphaël Zarka.

Réalisée avec du marbre de Carrare et du contreplaqué bakélisé, cette pièce en demi-cercle condense plusieurs époques. Proche visuellement d’une rampe de skateboard, elle évoque les années 1970, qui inaugurent la pratique du skate, mais aussi le XVIIè siècle par sa similitude avec un appareil pensé par Galilée pour étudier l’isochronie des pendules. Cette superposition des temps répond à la conception warburgienne qu’à Raphaël Zarka de l’Histoire, non pas linéaire mais faite de rémanences et de formes récurrentes.

Vincent Carron: vue partielle de l'exposition löweNzorn, 2010. Métal laqué noir, verre trabskucide peint.

Vincent Carron: vue partielle de l’exposition löweNzorn, 2010. Métal laqué noir, verre translucide peint.

Enfin, avec Place de Rome, löWenzorn, Peinture murale ou encore Erde, Valentin Carron fait coïncider hétérotopie et hétérochronie. Chacune de ces pièces concentre des références à l’histoire de l’art et à l’artisanat, du Constructivisme aux procédés de peintres en bâtiment. Le High se mêle au Low tandis que le XXIe siècle rencontre le début du XXe siècle. Conjonction de temps et d’espaces réels impossible dans le monde ordinaire.

Pergola au palais de Tokyo, du 19 févr au 16 mai 2010

avec Laith Al-Miri, Valentin Carron, Charlotte Posenenske, Serge Spiter, Raphaël Zarka


[1] Michel Foucault, Le Corps utopique. Les Hétérotopies, Editions Lignes, 2009.

[2] La distinction entre « espace » et « lieu » fait ici référence au texte de Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, « Récits d’espace », Gallimard, 2004

[3] Michel Foucault, op. cit.


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