Quelque chose de plus qu’une succession de notes
Bétonsalon, Paris, 22 mai – 20 juillet 2013
Depuis près d’un demi-siècle, l’idée d’un art immatériel s’est peu a peu infiltrée dans les galeries et les musées [1], venant bousculer le règne de l’objet qui prévalait jusque là (certes sans pour autant y mettre fin). Depuis lors, le monde de l’art s’est employé à réfléchir aux manières de présenter, conserver, archiver et restituer de telles pratiques. En revanche, l’intégration de pratiques culturelles immatérielles dans le champ du patrimoine n’est apparue que plus récemment, comme en témoigne la convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine immatériel, établie en 2003 [2]. La création de cette nouvelle catégorie a ouvert la porte à une production accrue de documents destinés à rendre compte de ces pratiques immatérielles, tout en leur faisant encourir des risques semblables à ceux que le monde de l’art connaît bien : sclérose, caricature, réification, récupération par un système marchand peu à même de préserver les subtilités de pratiques mouvantes.
Il n’est donc pas si surprenant qu’un lieu consacré à l’art contemporain tel que Bétonsalon se saisisse de l’anniversaire de cette convention pour explorer cette dialectique entre matériel et immatériel à travers une exposition. Ainsi, Quelque chose de plus qu’une succession de notes [3] combine judicieusement œuvres d’artistes contemporains et documents témoignant de pratiques culturelles autres – du Fado portugais (Pénélope Patrix) aux techniques de teinture Maya (Taller Leñateros), en passant par la culture sud-africaine à la fin de l’Apartheid (ADA Magazine)…
L’exposition fait très peu appel à des discours de type ethnologique, elle privilégie au contraire des formes de documentation produites par les communautés elles-mêmes au sujet de leurs propres pratiques, comme par exemple le collectif Taller Leñateros : fondé en 1975, il rassemble des femmes Mayas qui fabriquent et éditent des livres rassemblant leurs savoirs artisanaux. Dans un tout autre registre, à mi-chemin entre documentaire et fiction, l’exposition présente le film Mueda, memoria e massacre (1979) du cinéaste Ruy Guerra : il s’agit d’une reconstitution du massacre du village mozambicain de Mueda par des colons portugais ayant eu lieu en 1960 ; ce jeu de rôles grandeur nature est réalisé chaque année par les habitants, comme une sorte de commémoration cathartique.
Ces documents sont mis en perspective avec des œuvres qui, contre toute attente, ne s’inscrivent pas dans un registre ethnographique, et c’est là la force toute particulière de l’exposition : plutôt que de célébrer le regard des artistes sur des pratiques culturelles qui leur sont extérieures, la commissaire, Mélanie Bouteloup, a choisi de privilégier des œuvres qui mettent en jeu leurs processus de production et les difficultés inhérentes à la traduction formelle de ceux-ci, faisant écho à l’inventivité des communautés qui prennent en charge la documentation de leur culture sous de multiples formes. Ces œuvres opèrent comme des indices, des enregistrements nécessairement imparfaits de pratiques immatérielles, de gestes, de relations, de phénomènes physiques et temporels. C’est avec bonheur que l’on retrouve dans ce contexte un pionnier de l’art conceptuel trop rarement montré, William Anastasi, dont les trois œuvres présentées constituent la trace de leur production, depuis l’enregistreur cassette diffusant le son de son propre mécanisme d’enregistrement (Microphone, 1963/2010) à son fameux « pouring » réalisé in situ (Untitled, One gallon of industrial high-gloss enamel, poured, 1966/2013).
La vidéo Chinese Whispers (2013) de Violaine Lochu montre l’artiste récitant une comptine telle qu’elle fut chantée successivement par des interprètes non-francophones, chacun d’entre eux ayant eu comme référence, non pas le texte original, mais l’enregistrement de la version de l’interprète qui l’avait précédé. D’une version à l’autre, on entend les paroles se désagréger peu à peu pour devenir une suite de sons que l’artiste prononce avec soin, recomposant une langue inconnue de tous, dont surgit tout de même, parfois, un mot intelligible. Derrière la figure unique de l’artiste se trouvent en fait une multitude de voix qu’elle tente de restituer fidèlement, alors même que son projet démontre bien les inévitables altérations subies par la parole transmise. Face à Violaine Lochu, une vidéo méconnue de William Anastasi se joue également des variations de l’interprétation humaine (Coleslaw, 2003) : on y voit l’artiste jouant un même morceau de piano à différents moments, mais ces moments sont superposés pour aboutir à une image et une bande sons uniques, presque monstrueuses du fait des innombrables variations qui rendent ces interprétations impossibles à synchroniser – de même que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on ne joue jamais deux fois le même morceau.
La série ScanOps (2012) d’Andrew Norman Wilson touche à l’ambition encyclopédique revigorée par le développement du web, et au mythe d’un archivage parfaitement contrôlé et donc exempt de toute erreur humaine : l’artiste a patiemment exploré des centaines de livres scannés par Google Books pour y collecter des images présentant des défauts (main de l’opérateur visible sur la page, texte déformé au point d’être illisible…). Ces dysfonctionnements viennent révéler la matérialité de ces images prétendument virtuelles et le travail concret qui préside à leur production, brouillant ainsi la frontière entre matériel et immatériel. Face à ces images, c’est un inventaire plus sculptural que propose Alice De Mont, avec Study, test block, test shelf, test room (2011) : sur une frêle étagère reposent divers objets en plâtre qu’elle a précédemment utilisés dans des vidéos, tels une réserve personnelle, en attente de nouveaux usages.
Dès 1923, Paul Valéry exprimait ses craintes à l’égard du principe même de musée, dénonçant son fonctionnement mortifère tant pour les visiteurs que pour les œuvres [4]. Malgré les évolutions qu’a connue la pratique de l’exposition en un siècle, cette question est encore régulièrement débattue. Si l’on ne peut nier que ce risque est d’autant plus prégnant pour l’art vivant et les pratiques dites immatérielles, il peut cependant être salutaire d’affronter ce problème, de le déconstruire au cœur même de l’exposition : c’est ce que parvient à faire Quelque chose de plus qu’une succession de notes. Les œuvres qui la composent rendent palpable la complexité en jeu dans le fait de donner corps à l’immatériel. La fragile étagère d’Alice De Mont, susceptible de céder à tout instant, semble signaler la faiblesse inhérente à tout dispositif de monstration, de même que le vernis industriel de William Anastasi rend visible le caractère figé de l’exposition. Se distinguant d’une institution muséale traditionnelle, un centre d’art tel que Bétonsalon remplit ainsi pleinement son rôle en éprouvant les limites de son propre fonctionnement, plutôt qu’en feignant de les ignorer.
Commissaire : Mélanie Bouteloup.
Avec : Ada Magazine / William Anastasi / Amar Foundation / Willem Boshoff / Ian Carr-Harris / Alice De Mont / Ruy Guerra / Johnny Kit Elswa / Shirley, Douglas et Tam Krenak / Violaine Lochu / Ignazio Macchiarella / Pénélope Patrix / Taller Leñateros / Andrew Norman Wilson.
- ↑ Comme en témoigne la pratique de l’exposition du vide, initiée par Yves Klein en 1958 et dont l’exposition Vides : une rétrospective présentée au Centre Pompidou en 2009 a montré la récurrence jusqu’à nos jours.
- ↑ Le texte de la convention est consultable sur le site de l’UNESCO
- ↑ Ce titre est emprunté à un texte de l’ethnomusicologue Ignazio Macchiarella au sujet du chant A tenore pratiqué en Sardaigne. Dans l’exposition, ce texte est écrit à la main à même le mur, face à la porte d’entrée – il accueille le visiteur comme une voix humble et fragile, plutôt qu’un discours autoritaire, donnant le ton du projet tout entier.
- ↑ Paul Valéry, « Le problème des musées » (1923), in Œuvres, tome II, Pièces sur l’art, Nrf, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960.
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- Du même auteur : Christian Andersson, A splitting headache,
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